HUGUES PAGAN
Boulevard des allongés
… C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.
CHAPITRE PREMIER
Le bureau n’avait rien de luxueux, le mobilier non plus. Il y avait des pin-up punaisées aux murs dégueulasses, des plinthes au plafond, des mignonnes et des tas de merde, des efflanquées comme des rossinantes promises à l’équarrissage, et d’autres qui exhibaient des cuisses épaisses comme des jarrets de bœuf, et qui souriaient toutes, de toutes les manières possibles et imaginables, comme si de leur sourire leur survie dépendait dans l’instant. Des milliers de mouches leur avaient chié dessus depuis trois quarts de siècle, chié sur leurs nichons et leurs culs, sur les signatures en travers, au hasard d’une joue pleine, criblé une paupière, au détour d’un cou gracile. L’homme assis derrière le bureau portait un complet bordeaux impeccable, une chemise blanche sans cravate. Il pouvait avoir quarante ou cinquante ans, ou pas loin du double. Ses yeux jaunes, très écartés, ne paraissaient se porter sur rien.
Il avait un automatique .32 devant lui, sur le sous-main.
L’homme debout qui lui faisait face s’appuyait à bras tendus sur le dossier d’une chaise en bois. Le blouson ouvert, il se balançait lentement d’avant en arrière et son visage était inexpressif. Fatigué et blême, mais inexpressif, de cette absence d’expression que procurent l’alcool, une dose excessive de barbituriques, et parfois le malheur.
Presque sans bouger la mâchoire, il dit:
— Je pourrais te descendre, Vic…
L’homme assis ne remua pas.
— Tu pourrais… Tu passais pour un sacré rapide, dans le temps.
— Combien tu as, dans le coffre?
L’homme qui s’appelait Vic secoua les épaules.
— Dix… Vingt briques…
L’homme debout se redressa, ses longues mains abandonnèrent le bois de la chaise et pendirent à ses côtés, comme oubliées. Les yeux jaunes se portèrent sur le visage de l’homme.
— Tu pourrais me descendre, Katz, c’est entendu. Tu pourrais récupérer la monnaie et les reconnaissances de dettes que t’as signées. Un môme débriderait ce coffre avec une épingle à cheveux… Seulement, après il faudrait que tu te tires parce que ça serait trop dur à expliquer à tes collègues pourquoi tu as effacé un type qui t’arrosait depuis si longtemps… (Vic leva ses mains ouvertes.) J’dis pas que tu y arriverais pas, note bien…
L’homme se passa les doigts sur ses joues creuses, son ongle du pouce fit crisser la moisissure de barbe éparse. Son autre main lui pendait toujours le long de la cuisse. La gauche. Il suffisait d’un rien, un léger ploiement des genoux, le reste suivrait: la sortie de l’arme, remonter le chien, il suffirait d’un rien, d’une fraction de seconde.
Les yeux jaunes trop écartés étaient froids, pensifs:
— Tu le feras pas, Katz…
— Qu’est-ce que tu en sais?
L’homme se pencha derrière le bureau, sortit une enveloppe de papier kraft d’un tiroir, la jeta au bout du sous-main. Katz était immobile: soulever le pan du blouson, d’un mouvement automatique et coulé, la crosse combat viendrait bien en main et le reste: il y aurait du sang et de la matière cervicale qui éclabousserait les poufiasses, de la première à la dernière, parce que Katz tirait de la balle expansive.
Sa main gauche demeurait immobile.
Vic dit:
— Tu le feras pas. Tu l’aurais peut-être fait, il y a cinq ou dix ans. Maintenant, c’est fini. Tu es rincé, Katz. Foutu… (Il rit et son rire fut comme le crissement qu’on peut tirer de coquilles d’huîtres en les frottant l’une contre l’autre.) Le gros paquet, c’était avant… Maintenant… (Il tendit un index manucuré en direction de l’enveloppe.) Il reste les miettes.
Un poids lourd remonta la rue en ferraillant. Il se dirigeait vers les entrepôts et fit trembler les vitres. Katz saisit l’enveloppe, la fourra sans l’ouvrir dans sa poche de blouson. Il commença à sortir à reculons, dans le double faisceau tranquille des yeux jaunes. Il avait atteint la porte et l’ouvrait dans son dos. Vic l’appela sans lever la voix.
— Tes collègues font des misères à Joko… Comme quoi il dealerait de la dure. J’dis pas qu’il le fait pas, de temps en temps, histoire de ramasser un peu de monnaie. On en est tous là, pas vrai?
— Joko, enregistra Katz.
— C’est comme qui dirait de la famille. Ça m’embêterait qu’il tombe.
— De la dure…
— Oui, murmura Vic. Il est jeune. Quand on est jeune, on est un peu tout fou, on sait pas encore bien peser le pour et le contre. (Les yeux se firent durs et froids.) Katz, j’aimerais vraiment pas qu’il se fasse mal. Vraiment pas.
— Qui est dessus?
— Les types des stups. Quand ils ont un os, ils le lâchent pas.
— Joko, répéta Katz en sortant.
Comme pour bien s’en souvenir. C’était simple: Joko. Une âcre odeur d’urine l’accueillit dans les escaliers. La minuterie ne fonctionnait pas. Katz sentait l’enveloppe, dans sa poche. Elle l’aidait à descendre, marche par marche, dans la pénombre aux relents d’ammoniaque. Quand on avait du fric, on avait tout. Il parvint sous le porche, alluma une Gitane. La boîte aux lettres de Vic portait: «Vic VERNOIS — ENTREPRENEUR DE SPECTACLES.»
D’une certaine façon, ce n’était pas faux.
Katz sortit dans la rue.
Joko.
Il ne pleuvait pas, il ne pleuvrait pas et le ciel interminable avait revêtu un tendre manteau délavé, mêlé de bleu pâle et d’or, presque impalpable, et les néons — s’étaient-ils passé le mot? — s’allumaient l’un après l’autre, des hommes et des femmes passaient, les uns d’un pas précis et résolu, d’autres avec une manière de nonchalance fort semblable à quelque pas de danse ralenti, mêlé d’entrechats et de soudaines esquives, une jeune femme, qui croisait Katz, éclata de rire à la bouche de son compagnon, on n’en devinait rien, dans l’énervante tiédeur naissante du printemps, mais elle remplissait le nez et la bouche du policier.
La douceâtre, habile et insinuante odeur de la pourriture.
Un pas, un autre pas…
Katz se frayait un chemin. On s’écartait au passage de ce grand costaud au blouson de cuir verdi, au visage ingrat et aux gros poings noueux. Il surprenait parfois de furtifs coups d’œil apeurés, surtout le soir, dans le métro, lorsqu’il avait terminé son service et qu’il ne restait plus de voiture pour le ramener. Katz ne protestait jamais. Il prenait le métro. Dans le métro, les autres s’arrangeaient pour aller s’asseoir plus loin. Dans le métro, il tirait un livre de sa poche, presque toujours le même, un mince ouvrage usagé, ce qui n’empêchait rien.
La voiture l’attendait à l’emplacement convenu. Le conducteur se pencha, entrouvrit la portière. Katz se laissa tomber dans le siège du passager, alluma une Gitane.
— Vous l’avez vu?
— Oui, fit Katz. Ce qu’il appelle une «entreprise de spectacles» ressemble fort à une affaire de proxénétisme.
— Les gonzesses, hein? Partout sur les murs. Il y en a pour tous les goûts.
— Oui, dit Katz. Démarrez…
Le conducteur démarra souplement et s’insinua dans la circulation. Il sourit à part lui:
— C’est du proxénétisme, Katz. Du gros. Même la mondaine préfère ne pas y fourrer son nez. On rentre?
— Oui.
Katz chaussa ses Ray-ban. Cela suffisait pour qu’il ne perçût plus que les néons et d’indistinctes silhouettes. L’homme qui se faisait appeler Vic Vernois était un proxo, et Joko un dealer de merde, il y avait du monde pour payer des femmes et des hommes pour baiser avec, du monde pour acheter de la dope, il y avait du monde pour vendre. C’était comme ça depuis qu’il y avait des hommes et des femmes sur la terre. Et puis, il y avait des hommes comme Katz.