Выбрать главу

Katz se pencha pour écraser sa cigarette dans un cendrier Martini déjà passablement plein, se redressa. Lantier ajouta:

— Ce matin, Théo vous avoine au petit lever…

— Je croyais que c’était nous qui l’avions flingué.

— … Si, comme le pense le légiste, Ségura a été effacé vers quatre cinq heures, ça lui aurait laissé le temps de rentrer sur Paris pour t’attendre. Qui était au courant, pour ta crèche?

— Rodriguez…

— Rodriguez et le propriétaire du studio.

— À moins que Théo ait filé Rodriguez, supposa Katz.

— À moins que… (L’expression de Lantier signifiait qu’il n’y croyait pas plus que Katz.) Tu as quelque chose à me dire?

Katz secoua négativement la tête. Rodriguez avait tenu le coup, le plus dur était passé. Il alluma une cigarette. Lantier l’examinait sans la moindre trace d’aménité, le plus petit soupçon de sympathie, il avait la certitude que Katz le menait en bateau, qu’il en savait plus long qu’il n’en dirait jamais, c’était une certitude palpable. Katz n’avait pas digéré l’affaire de la place Vendôme, ni son dérouillage, ce qui se comprenait, d’une certaine façon. Seulement, il était flic, et pour Lantier, le fait de l’être reléguait toute autre considération, fût-elle humainement valable, à l’arrière-plan. Il réfléchit quelques instants et dit:

— La fille doit avoir dans les vingt-cinq ou vingt-six ans. Ou c’est une radeuse de haut vol, ou elle dispose de solides revenus personnels ou professionnels. Cheveux longs châtain clair, visage ovale, les yeux dorés. Ségura l’a rencontrée une dizaine de fois, la dernière dans un bistrot des Champs. Il était accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années… (Il sortit deux clichés pris au téléobjectif, sur lesquels on reconnaissait les deux hommes, mais la fille se passait la main dans les cheveux et l’avant-bras gauche lui dissimulait le visage. Il les passa à Katz.) Un type bon chic bon genre…

Katz examina les clichés, sans trop d’attention, soupira légèrement et les rendit au bout de quelques secondes.

— Aucune idée, bien sûr, émit Lantier d’un ton aigre.

— Antoine Pastor, ricana Katz. Président d’un nombre incalculable de sociétés, grand amateur d’art précolombien. Ségura était son «protégé». Jamais tombé, bien entendu.

Lantier le fixa, interloqué.

— Pastor? Pastor?

— Rien sur lui au fichier, rien nulle part… (Katz ricana de nouveau et leva la tête.) Lantier, tes types sortent pas assez le soir… Huit heures midi, deux heures six heures et demie, le restau administratif… La ville bouge dans leur dos.

— Et la fille? coupa Lantier.

— Inconnue au bataillon, persifla Katz.

Lantier eut la certitude qu’il mentait. Il rempocha les clichés, en sortit un troisième, beaucoup plus net et qui s’approchait du portrait d’art. Jackie occupait tout le cadre de l’image, elle avait les cheveux beaucoup plus courts, coiffés à la garçonne, et une expression satisfaite sur le visage, le montra à Katz, qui remua les épaules.

— Et celle-là?

— Celle-là? (Katz fit mine d’examiner la photo, tout en tirant sur sa cigarette, siffla entre les dents.) Un chouette petit lot! (Il affecta une expression contrariée.) Jamais vue… Désolé.

Lantier rempocha rageusement ce qu’il avait entre les doigts, saisit sa cigarette et l’écrasa dans le cendrier, et prévint:

— On va l’identifier. On y mettra le monde et le temps qu’il faudra, mais elle finira par tomber. Lorsqu’elle sera tombée, il ne faudra pas longtemps pour qu’elle s’allonge.

Katz leva les mains ouvertes, de manière fataliste. Lantier redressa les épaules, l’entretien était terminé, il se dirigea vers la porte derrière laquelle les deux inspecteurs attendaient pour poursuivre l’audition. Katz reposa les mains à plat sur les cuisses, se carra dans son siège comme s’il s’agissait d’un fauteuil de dentiste. Deuxième round. Il y en aurait peut-être d’autres. Il avait déjà eu le temps de prendre leur mesure: sérieux et méthodiques, mais dénués de subtilités et de mordant, ou alors c’était qu’il connaissait trop bien la combine, depuis le temps. Ils reprirent leurs places, vaguement gênés, l’un derrière le bureau, l’autre à la machine. Katz étendit les jambes.

Il laissa filer le silence, jusqu’à ce qu’il fût devenu insoutenable.

*

Il était assez grand, bronzé et mince, les cheveux bouclés et sombres, il avait les yeux presque ardoise et la mâchoire bleue, bien qu’il se fût rasé dans le camion, avec un curieux petit appareil sans cordon d’alimentation et qui, avait-il dit, fonctionnait de manière gyroscopique. Il s’exprimait d’une voix calme, utilisait un vocabulaire vaguement démodé, et son sourire ressemblait à celui de Kirk Douglas, à la fois ironique, enjôleur et rassurant. Il avait tenu à quitter l’autoroute, à l’emmener dans ce restaurant paisible où il était connu, et où les grillades étaient épatantes. Il avait dit: épatantes. Elles l’étaient. Il avait choisi un bordeaux. Elle le regarda par-dessus son verre, sourit sans raison.

Il demanda:

— Que faites-vous? Je veux dire, dans la vie?

— Journaliste, répondit-elle.

Elle avait heureusement un petit Nikon dans son sac.

— Aimez-vous le bordeaux?

— Beaucoup…

On avait allumé le téléviseur couleurs, au fond de la salle, et elle regarda les images, sans que le commentaire du journaliste lui parvienne par-dessus les conversations. Des images de guerre, bien sûr, des alignements d’artillerie lourde, un char finissait de se consumer en bas d’une dune, et personne ne prêtait attention, parce que tout le monde en avait trop vu, depuis trop longtemps. Elle sentit qu’il lui tapotait le dos de la main. Elle se reprit:

— Pour quel journal? Un peu n’importe lequel, plutôt les magazines…

— Vous êtes free-lance.

Elle n’avait pas reposé son verre. Ses yeux dorés parurent intrigués.

— Free-lance, oui…

— Et vous gagnez bien votre vie?

— Oui, affirma-t-elle.

— Quel genre de thèmes préférez-vous traiter?

— Les combats de coqs.

Il rit doucement, tripota son verre sans la quitter des yeux. Il la vit regarder l’écran, d’abord sans y prêter beaucoup d’attention, puis ses paupières s’étrécirent et elle blêmit. Il jeta le bras par-dessus le dossier de la chaise, pivota le torse. Une grosse BMW remplissait l’écran, le preneur d’images pianotait, gros plan sur un corps qu’on sortait, bientôt escamoté sur une civière, zoom arrière: des estafettes de flics, des bagnoles à gyrophares, puis on intercala un cliché anthropométrique face-profil. L’homme n’avait pas dépassé de beaucoup la trentaine et selon toute vraisemblance, il avait cessé de nuire. Il se retourna. Elle avait posé son verre et le regardait fixement, comme si elle tentait de prendre sa mesure. Elle dit, brutalement:

— Vous seriez capable de la fermer?

— Je crois.

— Vous avez pris l’A 6 où?

— Porte d’Italie…

— Vous m’avez chargée Porte d’Italie.

Il secoua doucement la tête, la pencha et la releva et dit:

— D’accord… Je vous ai prise à la station de la Porte d’Italie où j’ai fait du pétrole. Vous attendiez au bout de la piste… (Il rit:) J’ai été séduit par votre silhouette.