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Elle frissonna, chercha une cigarette dans son paquet. Elle ne croyait pas aux prémonitions, elle ne croyait à rien, chercha son briquet dans sa poche de blouson, et ses doigts rencontrèrent le caillou qu’elle y avait oublié. Il anticipa et lui donna du feu. Il déclara, d’un ton grave:

— Depuis Le Port de l’Angoisse, je déteste qu’une femme allume elle-même sa cigarette…

Elle avait vu Le Port de l’Angoisse. Elle sortit la main de la poche, ferma le poing et le posa sur la nappe. Elle le remercia d’un hochement de tête, sans toutefois le regarder. Elle connaissait Ségura, ainsi que le fretin mâle, femelle ou androgyne dans lequel il s’ébattait, elle avait rencontré deux fois cet homme que Charlie lui avait présenté avec emphase comme son «parrain», et qu’il appelait Tony. Mince, quarante-cinq ans, raffiné sans mollesse, élégant sans fadeur, et elle avait eu le sentiment qu’il pourrait lui arracher chacun des ongles sans la moindre émotion, sauf peut-être une légère irritation si ça ne venait pas comme il le voulait. Ségura lui avait parlé aussi d’un certain Malek. Et des pierres…

Elle retourna le poing, ouvrit les doigts lentement.

Le diamant reposait, tiède, dans sa paume, presque incolore et comme embué.

Elle releva les yeux. Il murmura:

— Splendide… Vraiment splendide.

Elle demanda d’une voix morne:

— Vous vous y connaissez?

— Un peu…

Il lui referma les doigts. Elle ne paraissait pas le voir, ni regarder quoi que ce soit de particulier. Elle pouvait aller aux flics, et qu’est-ce qu’ils retiendraient contre elle? Qu’elle s’était trouvée avec Charlie peu de temps avant qu’il soit abattu. Elle était descendue sur l’aire des Lisses, où presque aussitôt elle avait accosté son compagnon et lui avait demandé de l’emmener à Lyon. Auparavant, elle avait acheté des revues et du chocolat à la boutique, et payé avec un billet de cinq cents francs. La fille à la caisse faisait la gueule, une grosse fille brune, assez malodorante. Une télévision intérieure passait une cassette de Tex Avery… Rien ne l’empêchait de se présenter à la police.

Rien sauf le souvenir de Tony, séduisant et calme comme un reptile.

Elle n’avait pas voulu se foutre dans la merde, en rencontrant Charlie. Elle se rappela où et quand elle l’avait vu pour la première fois, et qu’elle avait hésité à lui donner son numéro de téléphone personnel. Le poing serré, elle se rappela qu’il lui avait fait faire des choses auxquelles elle n’avait jamais pensé et dont elle avait maintenant besoin. Ou dont elle avait toujours eu besoin, peut-être, sans le savoir. Elle remit le caillou dans sa poche, il lui retira la cigarette des lèvres et elle le laissa faire, il déposa le cylindre de cendre grisâtre, démesuré, dans le cendrier, lui remit la cigarette à la bouche et appela le garçon.

Dans la cabine tiède, elle se remit à trembler.

Elle ne l’avait pas voulu, mais elle s’était foutue dans la merde. Elle serra les genoux, luttant contre le froid qui la gagnait. Si elle ne s’était pas tirée, elle serait morte aussi. Elle n’avait jamais pensé à la mort, en tout cas jamais de cette manière et sous cette forme brutale, impitoyable, aveugle. Elle avait manipulé le pistolet.

Le conducteur l’observait.

Elle finit par tourner la tête vers lui:

— C’est comment, votre prénom?

— Wolfram…

— Non, sérieusement.

Elle avait peut-être laissé des empreintes sur le pistolet.

— François.

— C’est vrai?

— Peut-être. Et vous?

— Odile.

— C’est vrai?

— Non.

Si elle avait laissé des empreintes sur le pistolet… Il manquait quelque chose, un autre visage dont elle ne parvenait pas à se souvenir avec autant de netteté que celui de Tony, des traits qu’elle avait aperçus un instant, auxquels elle avait pensé sur le coup ne pas avoir pris garde, ou si c’était un cauchemar? Elle n’avait jamais rencontré personne. Elle ne savait rien.

Le numéro de téléphone.

Les empreintes.

— Démarrez! dit-elle brusquement. Je vous en prie: démarrez…

Personne ne l’avait jamais surveillée, ni suivie dans la rue. Elle était victime de son imagination, complètement parano. Le camion attaquait une rampe. Elle enclencha une cassette dans le lecteur, reconnut le Floyd, les arbres étaient en fleurs, le soleil se déversait partout à profusion et tapait à travers les vitres. Elle retira son blouson, le lança derrière sur la couchette.

Le conducteur alluma une cigarette. Il fumait des blondes.

Elle posa les doigts sur sa cuisse droite, pas très loin du pli de l’aine.

CHAPITRE VII

Sans être véritablement dévot, Marc Farrugia craignait Dieu autant qu’il le respectait, non pas comme un juge suprême futur et pour cela plus ou moins vague et sur lequel on ne pouvait pas vraiment compter, mais comme une autorité présente chaque jour, dans chacun des actes et des pensées de tout homme, et depuis son plus jeune âge, Farrugia avait adopté une règle de conduite très simple et qui reposait sur deux solides piliers: le premier était de se mettre toujours bien avec les autorités, visibles ou invisibles, le second de ne jamais tolérer qu’un obstacle, visible ou invisible, lui barre le chemin. Dès lors que Dieu était une autorité, il fallait adopter à son égard les mêmes méthodes qui avaient cours dans le monde profane, et comportaient un savant dosage de docilité apparente, de respect et de séduction. Dans son esprit, nullement simpliste, on pouvait acheter le Seigneur, puisqu’on pouvait acheter policiers, avocats, banquiers et juges, et dans une moindre mesure, quelques hommes qu’il eût été dangereux de supprimer prématurément. On le pouvait, parce qu’il n’était pas plus dupe que les uns ou les autres. Farrugia ne prenait jamais ses partenaires ou ses ennemis, et il arrivait qu’ils fussent souvent les mêmes, pour des chariots. Il ne prenait pas plus Dieu pour un con. Il était au courant comme n’importe quel avocat général. Pas la peine d’essayer de le blouser.

Mieux valait s’entendre.

Ils ne s’entendaient pas trop mal.

Farrugia présidait son conseil d’administration, dans sa maison de campagne. Il avait été prévenu directement du trépas de Charles Ségura, ainsi que de ce qui avait failli arriver aux deux flics et du sort de Théo. Il ne s’en souciait pas beaucoup, persuadé que les êtres et les choses passaient aussi inlassablement et de façon aussi futile que les vagues sur la plage, ou l’eau du Chélif. Il se souciait plus de la prochaine visite des flics, sans que ce fût non plus vraiment un tracas. Il s’en souciait parce qu’il ne savait pas trop comment faire le dosage, ni à quel genre d’hommes il avait affaire: on lui avait parlé, pêle-mêle, de la gendarmerie, de la police judiciaire et de l’Office Central, mais pour savoir qui allait l’interviewer, macache bono…

— Qu’est-ce qu’il lui a pris? gronda Farouk.

Il était petit et trapu. Il avait atteint et dépassé l’âge de la retraite. Deux de ses frères étaient tombés en rien de temps, l’un devant sa villa (11,43), l’autre au volant de sa Mercedes, au-dessus de Toulon ( .44 MAGNUM). Il en restait un troisième, tapi dans un loft du village, à sniffer et à baiser comme s’il ne devrait pas un jour rendre des comptes.

Ses hommes secouèrent les épaules. Personne ne savait. Théo n’était pas d’un naturel expansif. Il avait quitté son domicile la veille au soir et on l’avait retrouvé mort dans un parking, descendu par un poulet qui devait avoir des yeux de chat. Farouk alluma une cigarette égyptienne, s’appuya au bureau. Aucun des hommes ne cilla sous son regard. Ils ne savaient rien. On pouvait cuisiner la femme de Théo…