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— Non, trancha Farouk. Une veuve a droit au respect et à la tranquillité.

— Peut-être qu’elle sait avec qui il avait rendez-vous, insista l’un des collaborateurs. Il a pris sa voiture en partant…

— Il a pu utiliser le métro, ou appeler un taxi, dit Farouk. Pas question de traîner du côté de chez lui. Pas question de bouger. Si elle sait, on saura.

— Bon, dit celui qui avait parlé.

Il n’avait pas plus de vingt-cinq ans, et un physique résolument moderne. Un look, comme on disait maintenant. Farouk avait fait la guerre aux côtés des Ricains, il y avait glané la croix de guerre et la médaille militaire, assorties d’une impressionnante cargaison de citations, dues à une inconscience et une cruauté également naturelles, il avait monté sa première boîte de transports, à la libération, avec un convoi de GMC que les marines voulaient foutre à la mer, et il possédait bien l’américain. Il n’en réprouvait qu’avec plus de vigueur des termes comme lokk, fast-food ou call-girl. Le jeune homme fumait une cigarette et le bord de son feutre gris lui dissimulait le front et les sourcils. Il parlait lentement, du bord de la bouche. Comme un gangster.

Lorsque les autres furent partis, Farouk le retint un instant:

— Tu es allé traîner là-bas?

— Ouais… La meuff est sens dessus dessous.

— La meuff?

— La femme. Genre gravosse en pantoufles. (Il ricana, comme un gangster.) Sans blague, les charentaises, un peignoir en pilou! La honte. Je comprends pas que Théo se soit cloqué un tas pareil…

— Qu’est-ce que tu lui as dit?

— Que j’étais un lardu. (Il se passa le pouce et l’index sur le bord du chapeau.) J’ai pas eu de maclass="underline" elle chialait comme une madeleine dans sa tasse de Cicona, elle arrivait plus à tremper ses tartines. Théo a décollé à huit heures. Il était à la bourre.

— Qu’est-ce que tu es allé foutre, là-bas, nom de… (Farouk se retint: tu ne jureras pas, jamais tu ne proféreras le Saint Nom du Seigneur.) Ils étaient passés, les autres?

— Non. Elle craint un maxe. Elle se voyait déjà au trou. Il est parti avec un gros paquet dans du papier d’emballage, sous le bras. Et des bottes de cheval dans un plastique Félix-Potin. (Il enleva la cigarette de ses lèvres, l’examina en silence, et l’écrasa dans un cendrier bon marché.) Théo a jamais fait de cheval, Farouk.

Ce dernier écrasa également sa cigarette. Farouk savait que Théo ne connaissait les gailles que des courtines, ou lorsqu’il s’agissait de mettre un jockey, ou un garçon d’écurie dans le droit chemin. Ou un entraîneur. La seule image de Théo sur un bourrin constituait une ineptie. N’importe comment, aucun canasson n’aurait jamais pu se faire à sa tronche et à ses manières.

— Tu fais plus rien, ordonna Farouk. Tu te tiens peinard.

Il se pencha, ouvrit un tiroir et en sortit une liasse de billets qu’il jeta sur le bureau. Le jeune homme avait beaucoup de faux frais, ne serait-ce que les sapes. Il enfouit la monnaie sans compter, dans une poche de son manteau bleu, entreprit d’enfiler des gants de cuir crème. Ses yeux luisaient vaguement dans le renfoncement des orbites. Farouk remua les épaules avec lassitude.

Il dit:

— C’est un ordre, Joko. Tu ne touches plus à rien. Pas même à la neige. Quand tu as besoin, tu viens…

— Farouk, murmura le jeune homme, j’aime pas les ordres. J’aime pas l’idée de me faire entretenir. J’aime rien qui y ressemble.

— Il faudra bien que tu t’habitues.

Le jeune homme rit durement.

— J’ai jamais pu, Farouk.

— Il faudra bien, pourtant… Les flics…

— C’est des cons.

— Peut-être, murmura Farouk, secrètement froissé. Seulement ils sont nombreux, ils ont le temps. Ils ont des archives, des dossiers, des photos… (Il fixa le jeune homme.) J’ai pas envie qu’ils remontent, tu comprends?

Le jeune homme rit de nouveau, beaucoup plus doucement. Il remarqua:

— Tu te fais vieux.

— Oui. Mais j’ai duré. J’ai encore envie de durer…

— C’est ce que disent tous les vieux.

— Tu diras pareil, un jour.

— Je crois pas. J’ai pas envie de tourner blaireau.

— C’est un ordre, répéta une dernière fois Farouk.

— Okay, fit Joko avec nonchalance.

Il sortit d’une démarche étudiée, mais qui finalement ne le rendait pas rassurant.

Il n’avait pas retiré son feutre un seul instant.

Farouk se leva, alla jusqu’à la baie vitrée qui donnait sur un hectare de gazon à l’anglaise, contempla les massifs de rosiers. La végétation n’allait plus tarder à repartir et les forsythias jetaient déjà, çà et là, leurs petits crépitements jaune vif. Farouk n’était pas vieux, il avait fait beaucoup de chemin, depuis l’entresol de Blida où sa mère était culottière et se saignait aux quatre veines pour que ses garçons mangent. Sur un guéridon, il restait toujours une photo du père dans un cadre doré, en tenue d’artilleur, mort le dernier jour de la guerre, en 18, au repos à l’arrière des lignes. Elle le regardait parfois, sans cesser d’actionner avec les pieds le pédalier de la vieille Singer. La pièce sentait la naphtaline et l’eucalyptus, et il n’y avait de lampe qu’au-dessus des doigts maigres et blancs, comme rongés par un acide. Farouk secoua la tête, pareil pour chasser un insecte, reporta les yeux sur un immense cèdre bleu dans le soleil doré. La mère était au macabra, à Blida. Il n’avait pas voulu la faire ramener en métropole. C’était sur cette terre qu’elle était née et qu’elle avait vécu, et c’était juste qu’elle y reste, comme elle en avait exprimé le souhait.

Milon s’introduisit dans le bureau silencieux. Farouk se retourna.

L’homme n’était plus très jeune non plus. Au vrai, il n’avait pas d’âge. Il ne pouvait passer d’aucune manière pour un garde du corps, et personne n’aurait jamais pu le soupçonner de partager les secrets de son patron. Pour ceux qui sonnaient et auxquels il ouvrait la porte, à qui il demandait parfois de patienter dans le fumoir, avant que Farrugia les reçoive, ou qu’il introduisait tout de suite lorsque c’était convenu, à leurs yeux, Milon n’avait aucune espèce d’existence propre, pas la moindre réalité.

Même les flics ne lui témoignaient pas plus d’égards qu’à un porte-manteau.

— Tu as tort, avec ce jeune homme, dit-il doucement.

— Assieds-toi, commanda Farouk.

Ils s’assirent.

— Il est fou, Marc. Il fallait déjà être fou pour faire ce qu’il a fait à la fille. Aucune bête sauvage au monde n’aurait fait pire. Tu le sais bien. Il y a des limites qu’un être humain ne doit pas franchir. Il va finir par se faire prendre par la police et s’il parle…

— Il ne parlera pas, murmura Farouk. Il faut laisser les choses se tasser. Théo est mort, l’autre aussi… (Il se tut un instant, alluma une cigarette.) Qui va parler? Les morts parlent pas…

— Ça dépend. Des fois ils en disent trop long. Il faut foutre la paix à ce Katz, Farouk. Ce n’est pas le genre d’homme qu’on peut pousser à bout.

Farouk leva la tête, ouvrit la bouche pour parler, mais se tut. Même à Milon, il ne pouvait rien dire. Il ne pouvait pas lui dire qu’il ne contrôlait plus la situation, que lui, Marc Farrugia, en dépit des apparences, des comptes en banque et des lingots, des immeubles de rapport et des hommes qu’il avait réunis le matin même en hâte dans son bureau, n’avait plus aucune prise sur les événements. Il ne pouvait pas le dire, parce que personne ne le croirait, lui qu’on décrivait comme le dinosaure de la pègre, le dernier parrain susceptible d’imposer un minimum d’ordre et de règles dans un univers qui semblait soudain pris de folie et lui apparaissait brusquement comme une jungle maléfique et obscure, un cancer anarchique qui explosait et proliférait partout, personne ne le croirait, à commencer par les flics: que le crime puisse finir par ressembler à quelque hydre monstrueuse à laquelle il ne servait à rien de trancher les têtes, parce qu’il n’y en avait plus sept mais des centaines, des milliers, diluées partout.