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Il ne savait rien pour Ségura, sinon qu’il s’y serait pris autrement.

Il ne savait rien concernant Théo, à part les bottes de cheval!

Il n’avait rien à voir dans le fait qu’on avait tenté de tuer Katz.

Mais personne ne le croirait.

Et si on le croyait, ce serait encore pire: il en aurait fini de durer.

Lorsque les choses se seraient tassées, Joko aurait cessé d’exister.

Un bourdonnement sourd sur le bureau apprit à Farouk qu’on sonnait à la grille du parc. Il se pencha, appuya sur la touche de l’interphone. La voix lui parvint sèche et métallique. Il pressa sur la touche qui commandait l’ouverture à distance. Ils avaient fait vite. Milon s’était déjà éclipsé. Farouk fuma pensivement, perçut le crissement des pneus dans l’allée, deux voitures, peut-être trois. Un seul policier entra dans le bureau, un homme de taille moyenne, vêtu d’un complet gris, d’une chemise blanche sur laquelle tranchait une cravate de tricot noir, les mains dans les poches de pantalon, et qui se campa résolument sur les talons au milieu de la moquette.

— Commisaire Lantier, murmura Farouk. Voulez-vous vous asseoir?

— Non.

— Tant pis, commissaire.

— Vous ne me demandez pas pourquoi je suis là? Vous ne braillez pas que vous voulez parler à votre avocat ou au juge?

— Non, fit Farouk.

Il écrasa sa cigarette. Lantier se balança sur les talons. Derrière, il y avait des voilages coûteux, puis du gazon et des arbres, et des flics un peu partout sur le gazon et entre les arbres.

— Vous ne me demandez même pas si j’ai un mandat de perquisition? insinua Lantier.

Farouk sourit.

— Non. N’importe quel avocat ou n’importe quel juge vous dira qu’il n’existe pas de mandat de perquisition. Tout au plus, dans le cadre d’une commission rogatoire… Avez-vous une commission rogatoire, monsieur le commissaire?

Lantier ne bougea presque pas, sa main droite s’insinua dans la veste, en sortit un feuillet double, format 21 x 29,7, dont le papier plié en trois semblait aussi fin que de la pelure, et qu’il affecta de lire. En même temps, il déclara:

— Louis, Pierre, Désiré PERREIRE, né le 10 avril 1936 à MARSEILLE. Dit, selon les circonstances, «THEO», ou «LE MALTAIS», ou «LUKAS». Employé municipal, chauffeur de taxi, négociant en primeurs, laveur de carreaux. (Lantier reporta les yeux sur son interlocuteur assis.) Porte-flingue chez Farouk, depuis au moins trois générations… (Il fit deux pas en avant, laissa pendre l’imprimé devant les yeux de l’autre. C’était bien une commission rogatoire. Lantier la rempocha et s’assit dans un fauteuil. Il dit:) Ce matin, un type se fait descendre vers quatre heures un peu au-dessus de Fontainebleau. Travail propre sur soi: une seule balle de .357 qui va se ficher ensuite dans le montant de portière. Examen balistique… impraticable. Ce matin, vers sept heures, deux inspecteurs se font tirer dessus par un type, l’un des inspecteurs riposte et abat votre pauvre Théo…

Farouk remua, esquissant un geste de dénégation. Lantier fit un mouvement.

— Ce matin, à neuf heures trente, trois policiers finissent par pénétrer chez Théo, avec l’aide d’un serrurier… (Le visage de Lantier était couleur cendre.) Ils trouvent la femme de Théo pendue à la crémone de fenêtre, dans sa chambre à coucher, presque à genoux. Rien d’exceptionnel, ça s’est déjà vu. Ce qui ne s’est jamais vu, c’est qu’un mort pousse la plaisanterie jusqu’à se suicider en plus. À se traîner lui-même jusque-là où il va se pendre. Farouk?

— Oui?

— Prends un vêtement… Je voudrais pas que tu attrapes mal, à l’ombre. À ton âge, le moindre refroidissement pourrait être fatal. Et je voudrais pas en être tenu pour responsable.

Farouk se leva, referma sa veste, rectifia la position de son nœud de cravate et se lissa les cheveux de chaque côté de la tête, du plat des paumes. Lantier le contemplait, immobile. L’homme se laissait embarquer sans miauler. Il subirait certainement de la même manière la garde à vue. Le policier n’avait pas eu droit aux conneries habituelles, aux grandes protestations d’innocence, dont l’indignation n’avait parfois rien de feint, on ne gagnait pas à tous les coups, et il aimait ratisser large. Quand la banquise bouge un peu trop fort, pensa-t-il, on n’est pas plus mal dans une cellule de G.A.V., sous la protection de la police. Il se leva à son tour, saisit le coude de Farouk.

— Commissaire, dit celui-ci, si je vous disais que je ne suis pour rien dans cette affaire, vous me croiriez?

Lantier se tapota la lèvre supérieure de l’index gauche. Affecta d’hésiter.

— Pas un seul instant, lâcha-t-il.

Farouk haussa les épaules.

Dans le couloir, Milon lui tendit un manteau de loden que Lantier palpa rapidement avant qu’il l’enfile. Deux jeunes policiers attendaient près de la porte, deux autres dehors. Il y avait bien trois voitures et on le fourra dans une Renault 9 bordeaux, entre deux flics. Lantier avait pris place à côté du conducteur. Il alluma une cigarette, les trois voitures quittèrent le parc et prirent la direction de Paris.

Lantier pensait: «Qui sera le suivant?» Ça prenait la tournure d’un match, mais y aurait-il des prolongations? Et qui jouerait le rôle de l’arbitre? Et combien y aurait-il de points marqués contre chaque camp? À bout d’humanisme, il raisonnait volontiers en termes sportifs, ce qui l’amena à se demander qui avait bien pu donner le coup d’envoi de la partie. Au premier ralentissement sur l’autoroute, Lantier sortit le gyro magnétique, une voiture lui passa devant, l’autre derrière, et le convoi palpitant de lumières, environné du cri des deux-tons, se mit à souffler les voitures et les camions.

À ce moment seulement, Farouk pensa que ça se gâtait. Il n’avait pas beaucoup de place, mais évita de remuer. Les flics avaient sorti l’artillerie lourde. Il se rappela le visage de petite frappe, sous le rebord du chapeau, la bouche sarcastique et pourtant tellement juvénile. Si à ce moment on lui avait posé la question des bijoux volés, Farouk aurait eu un sursaut d’étonnement, comme si on évoquait un passé pour lui plus lointain maintenant que la plage des Sablettes et sa puanteur, en 1940, ou le tablier bleu de la mère, l’odeur des poireaux bouillis et de la lampe à pétrole.

Joko était dehors. Vivant. Lantier se retourna brusquement, et criant presque, s’adressa à leur protégé. Ils étaient un père pour lui, ils gaspillaient le temps et l’argent des contribuables. Farouk bougea un peu les épaules.

CHAPITRE VIII

L’après-midi était plus qu’entamé, lorsque Katz et Rodriguez sortirent enfin. Personne n’avait parlé de suspension, de la maison bœuf-carottes, ou de quoi que ce soit du même genre. Ils avaient tous deux le sentiment que tout le monde s’en foutait, finalement, ils avaient failli se faire effacer par un malfrat, exit le malfrat, point à la ligne. Le parquet général n’avait pas envie d’en faire un chou-fleur, le bureau de presse distillerait ce qu’il voudrait… On leur avait rendu leurs flingues. Théo avait été un collaborateur précieux de Farouk, et ce dernier était au trou. Péripéties, avait murmuré un patron. Katz hésita un instant. Puis il traversa la rue et alla s’accouder au parapet. Il récita à mi-voix et presque machinalement: