Elle était vêtue de cuir noir. Il alluma une cigarette derrière ses paumes.
— Où ça?
— Tu es d’ici?
— Non…
— Si tu veux, chez moi.
Le bus arriva.
Il les laissa monter et attendit le suivant.
Les deux faux flics et le pseudo-gendarme avaient pris place dans la même voiture, la Renault 20 gris métallisé que Diogène leur avait fournie. 26500 kilomètres au compteur. Ils devaient la laisser dans un parking souterrain proche des Champs-Elysées, et peu leur importait s’il s’agissait d’une voiture volée, du moment que les papiers étaient en règle (ils semblaient l’être), et ce qu’on en ferait après, ou qui viendrait la récupérer. Ils roulaient sur l’autoroute en direction de Paris en respectant la limitation de vitesse. Ils parlaient peu.
Ils n’avaient rien à se dire.
Jamais auparavant ils n’avaient travaillé avec l’homme qui prétendait s’appeler Diogène. Le pseudo gendarme n’avait jamais vu auparavant ni la victime ni celui qui l’avait exécutée, ni assisté à ce genre d’opération. Dans une camionnette on lui avait fourni l’uniforme et un Beretta automatique, dont il ne s’était pas servi, et la moto maquillée. Les deux faux flics avaient suivi les instructions de Diogène. Eux non plus n’avaient jamais vu auparavant l’homme qu’ils avaient embarqué. Ils ne savaient pas ce qu’il était devenu.
Finalement, ils ne savaient rien, sinon qu’ils avaient touché chacun cinq millions de centimes pour quelques heures de boulot. Et qu’ils étaient prêts à recommencer au même tarif, avec aussi peu de risques. Bien qu’il n’eût que trente ans, le pseudo-gendarme avait déjà tiré six ans de Centrale. Il n’avait pas envie d’y retourner. Il avait la banquette arrière pour lui tout seul et y étendit les jambes, les chevilles croisées. Il s’adressa au conducteur:
— Tu peux pas mettre de la zizique, mec?
— La radio marche pas! grogna le passager avant.
— Putain de tire de merde! Tu peux pas rouler plus vite?
— C’est pas la peine qu’on se fasse emmerder, rétorqua le conducteur.
Il se pencha sur l’autoradio, l’alluma et chercha une station. Nib. Au moins, l’autre ne pouvait pas dire qu’il faisait preuve de mauvaise volonté. Il appuya rapidement sur les touches présélectionnées. Il n’y avait pas trop de circulation et il n’avait aucun mal à garder le cap de la main gauche. Le passager avant couvait le paysage d’un œil maussade: des pavillons, des jardinets exigus, des pancartes de réclame. La voiture sinua légèrement et il tourna vaguement la tête.
— Fais gaffe, dit-il d’une voix tranquille. C’est pas la peine qu’on se viande!
— C’est l’antenne qui est pas branchée, déclara le passager arrière en apparaissant entre les sièges.
— Et merde, dit le conducteur.
Il abandonna le poste, reprit le volant à deux mains et accéléra pour dépasser des camions. Flics ou pas flics, il en avait ras les canettes de rouler comme un escargot. Le moulin de deux litres répondait bien. En quelques secondes, il avait atteint le cent soixante-dix au compteur. Une grosse Mercedes faisait des appels de phares, encore loin. Les camions avaient disparu et l’autoroute était devenue une esplanade très plate et dégagée sur au moins huit cents mètres. La Mercedes remontait comme une balle.
Le conducteur prit un cap qui le ramenait sur la file centrale.
Le compteur marquait cent quatre-vingts.
La Mercedes se trouvait exactement à sa hauteur lorsque tout se détraqua. Le volant pesait soudain une tonne (panne de direction assistée?), le conducteur pouvait encore freiner, se rabattre sur la droite, mais la pédale s’enfonça sous son pied droit (panne de freins?), et il se débattit, la Mercedes filait au loin, à présent, insouciante de ce qui se passait, et pourquoi s’en serait-elle souciée, de toute façon, la Renault filait sur une trajectoire rectiligne, oblique, qui allait l’amener contre la glissière droite, le conducteur se tourna vers les autres, ouvrit une bouche qui voulait crier quelque chose, ou qui le criait peut-être, qu’il ne pouvait même pas ralentir, il essaya frénétiquement de dévaler les vitesses, il restait la boîte, puis la caisse toucha la glissière, il y eut le crissement des tôles, l’avant droit se souleva… Au même instant, la bille de mercure roula dans le tube et les deux pôles de la batterie de neuf volts entrèrent en contact, et deux cents grammes d’explosif déchiquetèrent le véhicule désemparé, qui passa sur le toit, effectua un tonneau au-dessus de la glissière et atterrit contre un peuplier dont le tronc cassa net à un mètre du sol.
Des flammes rouge vif, courtes et dures, attaquèrent la carcasse disloquée, environnée de fumée grasse et noire, puis le réservoir explosa à son tour. À une dizaine de mètres, dans l’herbe jaunâtre, le pseudo gendarme était étendu mort. Il reposait sur le ventre, vêtu de quelques lambeaux de tissu, et pas plus consistant qu’une poupée de son. Par-dessus le ronflement de l’incendie, retombaient de-ci, de-là des cendres presque impalpables de matières plastiques qui semblaient stagner dans l’air et, plus voletantes et fragiles, ce qui restait du fade: de la monnaie de singe.
CHAPITRE IX
Il faisait nuit. Elle se réveilla en sursaut: elle se trouvait dans une pièce sans fenêtres, la porte s’était ouverte et un homme était entré. Elle avait entrevu sa longue silhouette immatérielle. Des draperies sombres pendaient aux murs. La silhouette était immobile. Elle était assise et hurlait, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Elle était assise, en effet, mais dans une pièce dont les baies vitrées donnaient sur un parking éclairé, les murs étaient recouverts de crépi blanc, il y avait un petit réfrigérateur dans un angle, une pendule électrique sur le chevet. La porte de l’étroit couloir était fermée, comme ils l’avaient laissée en se couchant.
Une chambre anonyme et claire, comme on en trouvait maintenant partout. Elle se passa les doigts sur la figure, tout en se balançant doucement. Elle était trempée de sueur. François dormait en chien de fusil. Il faisait suffisamment clair pour qu’elle distingue son épaule et les muscles de son cou, l’angle de la mâchoire.
Il avait été un amant respectueux et courtois, un compagnon charmant, enjoué, plein de vie et d’humour. Il aimait faire la route, les mots croisés, et elle n’avait pas tardé à se rendre compte qu’il parlait plusieurs langues. Il l’avait laissée dans un bistrot, le temps qu’il livre sa cargaison et en charge une autre, et elle en avait profité pour retirer de l’argent à un distributeur automatique, faire du shopping dans une ville qu’elle ne reverrait pas, parce qu’elle n’aurait jamais la moindre raison d’y retourner, sauf le hasard. Elle avait failli prendre un train — elle avait acheté un billet de première classe —, encore erré mais sans se presser, le sac en bandoulière.
Elle se sentait comme une longue herbe au fil du courant. Elle marchait. Elle ne savait pas pourquoi. Elle avait retiré de l’argent ailleurs, dans un autre guichet automatique, sur une autre carte. Sur un autre compte. Elle avait acheté des magazines, sans trop savoir si elle les lirait ou si elle en avait seulement envie. Elle était retournée au bistrot, parce que ses pas l’y avaient emmenée. Elle aurait été incapable à présent de décrire la ville. Ils avaient pris la route, dîné au grill de l’hôtel. Le reste avait été habituel, sans surprise. Pas du tout désagréable, il s’y était pris plutôt bien, mais sans surprise. Elle s’était fait un joint, pendant qu’il prenait sa douche.
Elle se leva sans bruit, ouvrit le frigidaire, le referma. Le parking était presque désert et il faisait du vent. Elle resta debout à regarder dehors un bon moment. La sueur séchait sur sa peau nue. Dans la ville elle n’avait pas cherché mais trouvé un magasin où on vendait des articles de pêche, des armes et des laisses de chien. Elle y avait acheté un couteau à manche de corne noir, à la lame très effilée, dont on lui avait expliqué le mécanisme. Elle n’en avait jamais tenu en main, et il lui avait paru étrangement lourd. Elle l’avait payé quatre cents francs. On lui avait expliqué avec gêne que c’était une arme qu’elle pouvait acheter et détenir, mais qu’elle n’avait pas le droit de porter.