Farouk sourit.
Il ramassa son loden sur le dos du fauteuil.
On tapa à la porte et un inspecteur entra, en bras de chemise. Il portait son .38 court très haut sur la hanche droite et tendit un télex à Lantier, qui le parcourut rapidement et, relevant lentement le menton, dévisagea Farouk.
— Le Belge? Tu connais?
— Non, dit Farouk.
— Un ancien légionnaire.
— Non, répéta Farouk.
— Alors, tu perds rien: il vient de se faire déphosphater sur l’autoroute, en compagnie de deux de ses camarades de jeu… (Lantier s’adressa à l’inspecteur:) Maurice, raccompagnez monsieur. Je reste encore un moment.
Lorsque les deux hommes furent sortis, Lantier soupira légèrement et retourna s’asseoir derrière son bureau. Il avait un rasoir à piles et une chemise propre dans une armoire. Ça ne changerait rien au cours du soja s’il ne changeait pas de cravate. D’un tiroir, il sortit un dossier cartonné, l’ouvrit. Il n’eut aucune peine à retrouver le Belge parmi les notices signalétiques classées dans la sous-chemise Faruggia. L’inspecteur revint avec des gobelets de café.
— On dirait que le vent se lève, observa-t-il.
— Oui, murmura Lantier. Ce qui est curieux, c’est qu’à part cette histoire de diams, tout ce bordel ne ressemble à rien. (Il réfléchit un moment et déclara:) Si je ne les connaissais pas comme je les connais, je dirais qu’il y a un comique qui s’amuse quelque part à foutre la panique. Un rigolo…
— Un irresponsable, plaisanta l’inspecteur.
— Ou un petit malin. Qui s’amuse à faire des cartons. Pour le plaisir.
Lantier grimaça, parce que l’idée ne lui plaisait pas trop.
Pas plus que le café de la machine au bout du couloir.
CHAPITRE X
Katz jeta un coup d’œil à la pendule murale: il était quatre heures. Il s’approcha de la baie vitrée qui donnait sur un étroit balcon oblique. Un mobilier de jardin en plastique blanc était appuyé au mur gauche. Il y avait des pots accrochés à la rambarde, à l’intérieur, d’où émergeaient des brindilles brunâtres et quelques herbes folles. Il se retourna. Rodriguez était assis sur un diabolo de plastique grenat. Toute la pièce avait été retournée, sans méthode et sans souci de ne pas laisser des traces; pas du tout du travail de professionnel. Un professionnel se serait attaqué également aux tentures murales, à la moquette et aux interrupteurs.
Pour les deux flics, c’était du boulot dégueulasse. La chambre à coucher était dans le même état. Katz saisit un album de photos par terre. Comme presque tout le monde, Ingrid Vidali avait eu un an, deux ans, douze ans… Elle avait fait sa première communion, on la voyait photographiée lors d’un voyage de classe dans les Alpes du sud, elle avait milité dans un groupe d’extrême gauche, plus tard, lorsqu’elle avait une vingtaine d’années (parka et jeans, baskets), et toutes les photos les plus récentes manquaient. À en croire l’album, elle n’avait eu ni père, ni mère, ni frère ou sœur, à moins qu’elle ait soigneusement caviardé les photos sur lesquels ils pouvaient figurer. Elle avait toujours eu ces étranges yeux dorés. Sur cinq clichés successifs, elle n’était pas très habillée, mais elle se trouvait allongée sur le sable d’une plage et à l’arrière-plan, on apercevait nettement les triangles multicolores et criards de planches à voiles.
Très bronzée.
À contre-jour, on distinguait mal son expression.
Katz embrassa la pièce du regard.
Rodriguez paraissait abattu.
On fouille pour chercher, n’importe quel flic vous le dira. Il n’y a pas d’autre raison pour foutre le bordel dans un appartement. Katz ressentait une espèce de désinvolture, comme du défi, dans la façon de s’y prendre, ou alors il n’y avait rien eu à trouver. Les deux policiers avaient tout repris à zéro à leur tour, sans rien ajouter au désordre. Ils en avaient retiré divers éléments sur la personne d’Ingrid Vidali, à supposer que ce fût réellement son nom et rien ne permettait d’en douter. Elle avait vingt-six ans. Elle avait été élevée et avait poursuivi ses études à Lunéville. Les bulletins scolaires la décrivaient comme une enfant puis une adolescente extraordinairement brillante, mais «renfermée», «peu communicative» et sujette à des «périodes de laisser-aller imprévisibles». Études supérieures à Paris. Quatre langues (anglais, allemand, espagnol et russe). Interprète dans une boîte d’électronique depuis trois ans, pas d’employeur précédent. Quatre comptes ouverts dans quatre établissements bancaires différents, tous largement créditeurs. Aucun papier personnel. Frigo presque vide: fromage blanc 20 % de matière grasse, yaourts, une scarole dans le bac à légumes, ketchup et mayonnaise dans la porte, ainsi qu’une bouteille de Volvic intacte. Elle utilisait des tampax dum-dum et faisait apparemment une consommation démesurée de crème épilatoire.
— Merde, dit Katz.
Il referma l’album, le posa sur une étagère.
Rodriguez secoua les épaules et alluma une cigarette. Katz approcha un autre diabolo, rouge sang de bœuf, et s’assit en face de lui.
— Qui? demanda Rodriguez à mi-voix.
— N’importe qui sauf la boîte. Lantier n’avait qu’une photo d’elle, et ça ne mène jamais très loin, ni très vite. Pas de trace de lutte…
— Ils savent qui elle est… Pastor…
— Ils devaient le savoir depuis le début.
— Mais il leur manquait quelque chose.
— Peut-être pas, murmura Katz distraitement.
S’il avait quelque chose à dissimuler quelque part, où le planquerait-il? Tout dépendait du volume de l’objet, bien entendu, et de la nature de la substance. S’il avait eu deux sacs de pierres — ou un seul, après tout —, à mettre en lieu sûr, qu’est-ce qu’il aurait choisi? Non: la fille se trouvait avec Ségura, autrement les deux billets d’avion n’avaient pas de sens. Et si on avait fouillé avant? Katz se leva, Rodriguez le suivit des yeux.
— Katz, il faut la retrouver. Avant que Pastor lui mette la main dessus.
— Pastor ne lui mettra pas la main dessus, sourit Katz.
— C’est allé trop loin, dit Rodriguez.
Katz se retourna, le fixa.
— Les juges! (Il étouffa un rire froid.) Les juges n’auront rien pour les foutre au placard, c’est tout juste si on peut les mettre en garde à vue pour nécessités de l’enquête avant que la moitié du barreau nous tombe sur la gueule. Rodriguez, il y a des années que tout ce beau monde se fout de notre figure et se trimbale en toute impunité dans des voitures longues comme des jours sans pain. Qu’est-ce que vous allez balancer aux juges?
Rodriguez examina sa cigarette.
— Vic Vernois… Le braquage de Saint-Denis… (Il soutint le regard de Katz.) Ne me prenez pas pour un imbécile.
— Vous prouverez quoi?
— Que vous en croquez, Katz. Vous êtes à combien?
— Dix pour cent du fade, ricana Katz. Je roule sur l’or. J’ai deux Maserati, une maison au-dessus de Vence et j’envisage sérieusement d’acheter une Aston-Martin qui a appartenu à l’Agha Khan… Voulez-vous des aveux circonstanciés? Des preuves? Je peux vous les fournir et ils suffiront à me faire passer quelques années en Centrale. Seulement, ça ne tirera pas la fille de la merde.
Rodriguez se passa les doigts sur la figure:
— Katz, pourquoi?
— Je crains fort que vous ne comprendriez pas. (Il sortit un carnet de moleskine noire, le jeta sur les genoux de son collègue.) Vous avez tout: la date et le montant de chaque versement, ainsi que l’endroit où se trouve la monnaie. Si le compte est bon, il y en a pour trois cent mille francs.