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Rodriguez regarda le carnet, le feuilleta rapidement. Il était couvert de la fine écriture presque indéchiffrable et élégante de Katz. Il y avait des chiffres et des noms, des dates en effet. Il le referma et le rendit. Katz le remit dans sa poche. Rodriguez murmura:

— Si vous y étiez passé, ce matin… On l’aurait trouvé.

— Oui, fit Katz.

— Vous ne devriez pas le porter sur vous.

— Qui sait?

— Vous n’avez ni Maserati, ni villa, juste vos fringues…

— … Et un livre, en collection Idées Gallimard…

Rodriguez se leva lourdement. Katz n’était pas un pourri. Il ne pouvait pas se résigner à l’idée qu’il en bouffe. Katz n’avait pas de besoins et sa vie se résumait à la boîte. Rien d’autre. Il fallait retrouver cette fille, parce qu’elle était innocente, bien que Rodriguez commençât à douter qu’il y eût réellement des innocents. Brusquement, Katz quitta la pièce et disparut dans la petite salle de bains. Rodriguez le suivit. Katz était accroupi devant la trappe d’accès, dans le bâti de la baignoire. Il l’ouvrit à l’aide de son coupe-ongle, enfonça le bras. Il ramena du papier journal, puis un paquet enveloppé de cellophane au contenu brun clair et un automatique neuf millimètres réglementaire dans du papier huilé.

Il se redressa lentement.

Rodriguez jeta ce qui restait de sa cigarette dans la cuvette des chiottes, tira la chasse.

Le chargeur de l’automatique était plein et il y avait une cartouche dans la chambre de tir.

C’est alors que la sonnerie du téléphone bourdonna dans le living.

*

Antoine Pastor ne dormait pas. Il était assis à son bureau et avait laissé les vitrines allumées, vêtu comme s’il venait de rentrer, ou s’il n’allait pas tarder à sortir. Il ne donnait pas l’impression d’attendre. Malek était rentré se reposer un moment et il lui avait laissé la voiture, dont il n’avait pas besoin. Il sortit un paquet de cartes d’un tiroir, défit la cellophane. Il ne ressentait rien de particulier, ni crainte ni impatience, et se mit à battre le jeu. Les cartes étaient lisses et glacées entre ses doigts. Elles ne pouvaient lui être d’aucun secours, parce que Pastor ne croyait pas au hasard. Il avait fait du chemin, mais sans y prendre garde ni y attacher d’importance. Il se trouvait à un tournant et la suite lui dirait si la seule intelligence pouvait suffire, ou si quelque chose, une variable qu’il n’avait pas convenablement intégrée dans la machine viendrait fausser le cours des choses.

Il étala les cartes devant lui, en retourna quelques-unes.

À part Malek, qui lui témoignait une fidélité aveugle, il n’avait pas de garde du corps, ni quoi que ce soit qui y ressemble. S’il en avait un jour besoin, c’est que l’intelligence aurait démasqué une faille, il aurait cessé d’être Antoine Pastor pour rentrer dans le lot des Farouk et des Gianinni, avec leurs préséances et leurs simagrées, leurs combines et les smalas qu’ils traînaient derrière eux et les rendaient vulnérables. Des hommes démunis devant la faiblesse et la trahison, victimes de leur avidité sans frein, de leur confiance imbécile dans leur propre force, parce qu’ils avaient tant de porte-flingues dont les trois quarts étaient incapables de se taire et de se battre réellement et aucun n’avait dépassé le niveau de l’école primaire.

Antoine Pastor était un homme intelligent et cultivé. Il ne se connaissait pas la moindre faiblesse et n’était attaché à rien. En son nom propre, il ne possédait pas grand-chose et encore ne s’agissait-il que d’objets usuels sans vraie importance. Il avait compris depuis longtemps que la vie n’était qu’une vaste blague, une immense fumisterie, et n’accordait pas plus de valeur qu’il le fallait à sa propre existence. À ses yeux, rien n’était important, pas même sa remarquable collection de masques qui faisait sa renommée dans le monde entier. Il avait commis à ce propos quelques articles remarqués et financé une expédition en Amérique centrale. Juste avant que la cocaïne remonte en flèche au box-office de la drogue et mérite, elle aussi, des articles dans les journaux. Pastor n’y avait jamais touché personnellement.

Il ne touchait jamais à rien personnellement.

Il se bornait à conclure des accords et à passer des contrats. Il avait tissé une inextricable toile de contacts croisés, d’ententes inexpiables, et finalement il se trouvait seul à la tête d’un empire invisible dont il ne mesurait plus exactement les limites, et qui l’indifférait. La police française ne l’avait jamais inquiété, et pourquoi l’aurait-elle fait? Il était en règle avec le fisc et payait la moindre de ses contraventions, lorsque d’aventure il en ramassait une. Il roulait en CX diesel, comme n’importe quel chef d’entreprise relativement à l’aise et économe de ses deniers, et entretenait des relations courtoises avec quelques hauts fonctionnaires du ministère des Finances ou de l’Industrie auxquels il ne demandait rien qui excédât ses fonctions et les leurs. L’Expansion l’avait cité parmi les très bons managers qui réussissaient à l’exportation, ce qui était fondé sur des chiffres et des bilans inattaquables. Aucune boîte qu’il avait dirigée ne s’était trouvée être un canard boiteux et tout le monde lui accordait un certain charisme. Pastor, la jeune vague de l’entreprise française… L’opposition lui avait fait les yeux doux et il avait éconduit ses émissaires avec son sens inné des relations publiques et le souci de ne froisser personne.

Antoine Pastor rassembla les cartes: un mince parallélépipède rectangle et en sortit une au hasard, la contempla: elle avait nom Judith et on l’avait assez vilainement représentée sous des traits renfrognés et un faciès opiniâtre et buté. L’autre Judith ne lui ressemblait guère, avec sa taille bien prise et ses longs cheveux souples, et son regard qui traînait seulement un instant, après qu’elle se fût retournée.

Pastor remit la carte dans le paquet, qu’il déposa devant lui. Il était cinq heures et le jour n’allait pas tarder à poindre entre les tentures grenat. De longs doigts blafards et sans vie qui ne tarderaient pas à s’insinuer partout. Il éteignit les vitrines, pianota sur les touches du téléphone plat sans décrocher le combiné. Presque aussitôt, la voix lui parut, claire et sans timbre.

— C’est fait, annonça-t-elle.

Pastor inclina à peine le torse et dit:

— Je sais.

— Tout est en ordre.

— Bien, dit Pastor. De notre côté également.

— Parfait, fit la voix.

— Il y a autre chose, dit Pastor, plus près de l’appareil.

— D’accord, répondit la voix.

— Bien, répéta Pastor. Très bien…

La tonalité lui parvint et il coupa la communication. Il s’enfonça dans le fauteuil, délaissant les cartes, ouvrit un autre tiroir du bout des doigts. Saisit une enveloppe qui contenait une dizaine de photographies et un curriculum vitae complet tapé sur une I.B.M. à boule. Il le parcourut sans y prêter beaucoup d’attention, examina les clichés un à un, les heures blêmes et il y aurait d’autres matins, mais pourquoi s’était-elle fourrée dans un tel guêpier? Elle aurait déjà dû y passer la veille dans la voiture. Peu importait ce qu’elle savait ou ce qu’elle pourrait raconter, aux flics ou à d’autres, et peut-être pouvait-on acheter le silence. Elle serait victime d’une logique. Personne ne protestait lorsqu’un train déraillait accidentellement, ou quand deux jets se télescopaient dans le brouillard en bout de piste. Il était aux commandes et de sa décision dépendrait que Judith meure ou vive encore un moment.

Pastor chercha une cigarette, la trouva et l’alluma.