Judith constituait une variable. Il fallait choisir entre A et B. Elle n’avait pas vraiment d’existence propre, à part le fait qu’elle avait été la dernière petite amie de Ségura, et que Pastor, chaque homme dans son délire, avait établi des fusibles partout. Elle savait ou elle ne savait pas. Elle n’était plus dans la voiture quand il avait été abattu. Elle travaillait pour une boîte dans laquelle Pastor avait des intérêts et seul le hasard avait permis qu’elle rencontre le jeune homme. Le hasard dans une ville de dix millions d’habitants. Le hasard ou quoi d’autre? D’une façon ou d’une autre, elle avait largué Ségura avant qu’il se fasse descendre.
Il reprit le curriculum vitae, y détecta un trou de six mois: «divers employeurs temporaires». Elle avait pu faire les vendanges, ou vendeuse dans un supermarché, ou n’importe quoi d’autre — la zone. Pastor grinça des dents: si quelqu’un avait eu l’idée biscornue de rentrer dans le dispositif, qui aurait-il utilisé d’autre qu’une secrétaire-interprète de haut vol? Une fille tout à fait capable de se rattraper aux branches et de ne pas se faire flinguer au passage. Mais quelle cinglée aurait accepté de marcher dans la combine, et pourquoi? Et si elle avait vraiment rencontré Ségura au Drugstore Publicis, si elle s’était vraiment laissé draguer? Et s’il lui avait réellement plu, en dépit du fait que cette idée paraissait vaguement contre nature? Ségura n’était qu’un petit mac sans envergure et elle était grande, bien faite, athlétique même, taillée comme une Américaine, mais en France aussi il y avait de ces femmes énergiques tirées du même moule. Et qui avait contrôlé, lors de son embauche, l’exactitude des renseignements fournis par Ingrid Fabienne Vidali, née le 10 janvier 1958 à Lunéville (France)?
Tony Pastor jeta l’enveloppe sur le bureau, pianota un autre numéro.
— Malek? Je vous attends…
Il raccrocha.
Des dizaines de filles avaient dû remarquer le long manteau informe et le chapeau de feutre, mais il ne s’agissait que d’un manteau et d’un chapeau, et laquelle pourrait le décrire, dire s’il avait les yeux bleus ou noirs, les cheveux longs ou courts, bruns, châtain ou roux? La rue s’était d’ailleurs dépeuplée peu à peu et le va-et-vient des taxis et des voitures s’était ralenti, et il avait continué de marcher de son pas lent, tranquille, les mains au fond des poches, comme il le faisait presque toutes les nuits depuis des semaines sans être tout à fait décidé. Il avait failli accoster une fille blonde qui lui avait souri avec une gentillesse sans doute commerciale et lui avait montré ses seins ronds et durs en serrant les épaules; seulement elle était blanche et il n’aimait pas beaucoup les Blanches.
Lorsqu’un fourgon de police avait descendu la rue, il s’était dissimulé dans un couloir où s’amoncelaient des tas d’ordures et des cartons vides, tout en baissant le bord de son chapeau sur les yeux. Il était encore indécis et pourtant sûr que ce serait ce soir: ce matin puisque la nuit était presque finie, et que le jour ne tarderait plus à se lever. Il avait trouvé la fille. Elle était seule dans une entrée étroite et portait un blouson de cuir, un collant résille et des bottes à talons aiguilles. Son visage était d’un noir bleuté et ses yeux fixes, sans expression. Elle était montée devant lui avec indifférence comme elle avait dû le faire des centaines de fois. Et c’était en montant les marches de bois brun qu’il avait senti qu’il le ferait.
Et il l’avait fait.
Ils avaient croisé une autre fille qui redescendait, une grande Noire aux cheveux rouges. Le type était déjà reparti. Ça n’était pas le genre d’endroit où on s’attardait. Il avait poussé le verrou dans son dos, une pièce minuscule avec un cosy ordinaire et des posters où on voyait des femmes nues dans des poses décentes. Il s’était adossé à la porte, pendant qu’elle commençait à retirer ses bottes.
En levant la tête, elle avait rencontré la pointe de la dague.
Elle n’avait pas hurlé lorsqu’il la lui avait enfoncée à la base du cou.
CHAPITRE XI
Lantier se rasait devant une glace carrée suspendue à un classeur métallique. On tapa à la porte. Il coupa le contact du rasoir. Son reflet avait une tronche de déterré et il examina ses dents grises avant de répondre. Encore un télex de merde. Il débrancha la prise.
Katz entra. Il avait les cheveux trop longs et pas meilleure mine. Il referma la porte derrière lui, sortit une cigarette. Il portait de nouveau son éternel blouson de cuir verdi, son pantalon de velours et des bottes en peau. Lantier fit un geste vague pour lui indiquer le fauteuil. Ils se dévisagèrent en silence, puis Katz s’assit en faisant craquer ses phalanges.
— Eh bien? fit Lantier.
— Cinq morts en l’espace de vingt-quatre heures, dit Katz.
— Eh bien? répéta Lantier.
Katz n’avait pas la réputation de s’apitoyer sur le sort de ses semblables. Il avait pris le temps de se raser et d’enfiler une chemise propre, de coupe militaire, qui provenait certainement des puces de Saint-Ouen. Il secoua la tête. Lantier s’assit pesamment derrière son bureau, rangea le rasoir. Dans deux ans, il en aurait fini. Il quitterait Paris pour Sète, il aurait le temps de voir enfin ses filles et ses petits-enfants. Il lâcherait sans regret le revolver qu’il portait au côté.
Et Katz serait seul dans sa jungle.
Katz qui avait toujours refusé de passer des concours et de monter en grade, qui ne voyait plus sa femme ou son fils depuis un an, et n’en manifestait jamais l’intention. Ce qui arrangeait tout le monde, finalement.
— Farouk a lâché quelque chose?
— Tu penses, ricana Lantier. Il a plus d’heures de vol qu’Air France, U.T.A. et la T.W.A. réunies! Il a très bien supporté la garde à vue, sans faire d’histoires ni rien. Il ne tombait pas de l’armoire, mais c’était tout comme. (Il saisit une liasse de procès-verbaux, qu’il brandit un instant avant de les tendre à Katz qui se mit à les parcourir.) Selon ses dires, il ne nourrissait aucune animosité particulière à l’égard de la victime. (Lantier fit claquer ses paumes sur le skaï du bureau.) Un agneau!
— J’aimerais pas être à la place de l’agneau, observa Katz sans lever les yeux. Il a un contrat aux fesses.
Lantier s’accouda.
— Contrat?
Katz se pencha, reposa les feuillets sur le bord du bureau. Il en profita pour déposer la cendre de sa cigarette dans un couvercle de bocal.
— On a tourné un moment, cette nuit, dit-il d’une voix pensive. Personne ne comprend au juste ce qui s’est passé. On a dû secouer un type pour qu’il retrouve un peu de mémoire, pas beaucoup, mais juste ce qu’il faut pour apprendre que Farouk avait commis beaucoup d’erreurs, ces derniers temps. Qu’il commençait à se faire vieux…
— Conneries, s’impatienta Lantier.
— On a eu un autre entretien, avec un type qui fourgue des bagnoles et des motos volées, rien que des hauts de gamme. Les numéros de moteur et de châssis sont travaillés tout de suite, la bagnole repeinte dans la nuit et repart avec des fausses plaques et une carte grise neuve le lendemain matin. Direction l’Italie, ou la Belgique, ou ailleurs. Une affaire qui roule…
Lantier alluma sa première cigarette.
— Et alors?
— Alors, Théo lui avait commandé deux BMW 750, il y a déjà un moment. Le lascar a mis dix minutes pour se rappeler qu’elles devaient ressembler à des motos de gendarmerie, avec les sacoches, les trois antennes et tout le tremblement. Dès qu’elles ont été prêtes, Théo en a pris livraison dans une camionnette de location, les a chargées à l’aide de bastaings. Il était accompagné d’un comparse que le type pourrait certainement reconnaître, si on le lui présentait.