Выбрать главу

— Ça dépend…

Farouk ressortit son paquet de cigarettes et en alluma une. Il laissa passer quelques camions tout en réfléchissant à vide. Il pouvait essayer de conclure un accord, savoir ce que l’ennemi voulait, il y avait toujours moyen de s’entendre entre gens raisonnables. Il pesait encore son poids sur la place, il avait des amis en réserve. Au fond, il sentait que ça n’avait pas de sens. Il avait été intrépide et dur, un vrai boss, et puis tous les autres étaient morts, un à un, ils faisaient partie d’une autre époque, la guerre des blondes, la blanche, le trottoir et les quinze chevaux Citroën. Il pouvait se coucher, passer la main, se contenter de palper les dividendes. Il pensa à sa compagne qui avait disparu, elle aussi. Au terme d’une longue et douloureuse maladie. Le cimetière grouillait de monde sous le soleil de plomb, le caveau était rempli de gerbes, on se serait cru au cinéma.

C’était en 1969. Août 1969.

Il ne s’en ressentait plus pour rien. Il s’éclaircit la voix:

— Où est Joko?

— Il est pas venu, grommela Moretti.

— Je le vois bien.

Il se leva en repoussant la chaise.

— Je vais te raccompagner, Marco, dit Moretti.

— Si tu veux…

Il enfila son loden, tira sur les manches.

S’il passait la main, il n’aurait plus qu’à compter les jours. C’était la règle et il ne lui venait pas à l’idée de protester ou de s’insurger. Il avait tué des hommes de sa main et d’autres étaient morts sur son ordre, et d’autres encore sans qu’il y soit pour quoi que ce soit. Il pouvait se tirer à Miami, ou ailleurs. Il contempla les trois hommes immobiles.

Et découvrit soudain qu’il n’avait pas envie de commencer à compter.

Il quitta la pièce, Moretti sur les talons.

Dehors, une grosse limousine noire les attendait, rangée sur le trottoir. Chauffeur au visage en lame de couteau et complet sombre. Farouk détestait l’ostentation. Il monta derrière, avec Moretti, après avoir écrasé sa cigarette. La voiture s’ébranla comme un wagon pullman, descendit le bateau sans secousse. Durer… Il voulait encore durer, comme le type au bord de la falaise à qui on est en train d’écraser les doigts à coups de talon et qui voit le précipice, en bas, par-dessus l’épaule.

Il fit signe à Moretti de remonter la glace derrière le conducteur.

Il partirait peut-être, mais certainement pas seul.

CHAPITRE XII

Lantier se renversa dans son fauteuil et se massa les yeux. Il en était à son troisième café depuis que Katz s’était tiré, mais pas plus avancé. La migraine commençait à s’installer et il n’avait plus d’optalidon dans ses tiroirs. Et l’aspirine ne lui suffisait pas depuis des années. Il soupira légèrement. La boutique ronronnait autour de lui, avec ses habituels crépitements intermittents de machine à écrire, les allées et venues et les sonneries de téléphone.

Le juge Verrier lui avait adressé une commission rogatoire qui lui donnait la possibilité d’opérer sur toute l’étendue du territoire national et de faire tous les actes nécessaires à la manifestation de la vérité: savoir qui avait exécuté Charles Ségura et pourquoi. Ça n’était pas la seule C.R., ni la plus récente, et tout le monde savait bien que ce n’était pas le genre d’affaires qu’on sortait du jour au lendemain.

Il avait fait son boulot et procédé à une diffusion du signalement de la fille, sans trop se bercer d’illusions, parce qu’il ne méconnaissait pas l’existence et l’efficacité des instituts de beauté ni celle des lignes aériennes, et qu’il savait par expérience que lorsque quelqu’un veut s’évanouir dans la nature, lorsque la personne n’est pas déjà coulée dans un joli bloc de béton, bien entendu, les flics peuvent toujours courir. Il cassa une allumette en deux et entreprit de se curer les dents.

Katz en savait long.

Seulement c’était un flic.

Et merde.

Lantier se redressa, décrocha le combiné qu’il cala à l’épaule et composa de mémoire un numéro intérieur, dans une autre section. Inspecteur divisionnaire Chanfrein, au cabinet des délégations judiciaires. Il l’eut aussitôt et cessa de se curer les dents.

— Chanfrein? Excuse-moi de t’emmerder: Lantier.

— Tu ne m’emmerdes pas…

— Je voulais te demander un truc.

— D’accord.

— Pastor…

Chanfrein toussota au fil.

— Tu peux venir?

— Bien sûr, soupira Lantier. Je suis déjà en train de taper à ta porte.

— Ah bien. Ah bien… (Il y eut un silence.) Lantier, ton foutu Katz sort d’ici à l’instant. Devine ce qu’il voulait?

— Pas la peine, fit Lantier, j’arrive…

Ils raccrochèrent en même temps.

Lantier glissa machinalement son revolver dans l’étui, se pencha sur l’interphone et annonça qu’il sortait quelques instants. Il n’y avait pas de message et les deux éparpillés de la Renault 20 restaient d’illustres inconnus. Une chance que le troisième connard ait été éjecté. Lantier coupa la ligne.

Chanfrein n’avait pas changé depuis vingt ans. Il n’avait pas cessé de ressembler à un vieux Jouvet désabusé et aigri, de porter les mêmes complets trois-pièces gris souris désuets et la même cravate club filiforme. Il tirait pensivement sur une pipe éteinte, lorsque Lantier entra et se borna à bouger un peu la main. Chanfrein leva les sourcils.

Lantier s’assit en ouvrant la veste, croisa les genoux.

Il y avait des armoires métalliques partout dans le petit bureau, mais pas la moindre carte postale ou le plus minuscule poster, seulement un calendrier administratif appuyé à la fenêtre et où les jours cochés devaient représenter les dates de vacances et les récupérateurs. Chanfrein avait un épais dossier entre les coudes, dans un vieux carton à sangle jauni et aux bords écornés, mais sans la moindre mention dessus, ni nom, ni numéro d’ordre au classement.

— Alors? fit Lantier.

Chanfrein tapota ses chicots noircis avec le tuyau de la pipe.

— Alors?

Il appuya la paume de la main à plat sur le dossier.

— Qu’est-ce que tu cherches, au juste?

— Aucune idée, reconnut Lantier. (Il réfléchit quelques secondes.) Quelque chose de sensé. Ségura s’est fait effacer…

— Je l’ai lu dans la presse, se souvint Chanfrein.

Lantier se pencha un peu, sortit son paquet de cigarettes.

— Il avait rencontré trois ou quatre fois Pastor sur les Champs-Elysées…

— Pastor rencontre des centaines de gens, observa Chanfrein sans s’émouvoir. Certains sur les Champs, d’autres ailleurs… On peut dire qu’il passe même son temps à ça: rencontrer des gens, sauf quand il disparaît quelque temps, et encore…

— Mais Ségura…

— Oui, coupa Chanfrein. Ségura… Bon, et alors?

— Merde, fit Lantier, à quoi tu joues?

Chanfrein posa la pipe renversée dans le cendrier, défit la sangle. Il n’avait plus l’air aigri ni désabusé. Il compulsa quelques feuillets de papier pelure, s’attarda une seconde et en tendit un à Lantier, qui le parcourut rapidement.

— Ségura lui a procuré des femmes pas mal de temps, résuma Chanfrein. Pastor a des goûts et des manies sexuelles assez particulières, ce qui ne veut plus dire grand-chose de nos jours. Pourquoi Ségura et pas machin ou chose, va savoir? Peut-être au nom d’une vieille amitié, à moins que Charles ait été dans ce domaine un collaborateur ou un appoint précieux?

— Quoi d’autre? s’enquit Lantier sans lever les yeux.

Il pensait à la fille de la photo. Radeuse de haut vol.

Pas impossible.