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Milon ouvrit la porte et lâcha en confidence:

— Ils sont là.

— Je sais, déclara Farouk en se débarrassant du manteau.

— Serrano et deux autres…

Farouk se dirigea vers le bureau. Il avait les paumes moites et se frotta les mains l’une contre l’autre, avant de pousser la porte. Moretti rentra derrière lui. Serrano contemplait la pelouse et les arbres et se retourna sans empressement. Il était toujours aussi svelte et élégant et s’approcha de Farouk en tendant les deux mains. Ils échangèrent une accolade et Serrano tapota les omoplates de l’autre de façon détendue. Il sourit:

— Il y a longtemps, compagnon…

— Si, murmura Farouk.

Il s’était agi de régler la question avec Giannini et Serrano avait seulement dit: c’est fini, il faut enterrer les querelles et partager le gâteau plutôt que se faire la guerre entre Corses et pieds-noirs, et la guerre avait cessé au moins sur ce front. Farouk se retourna, reconnut un autre Rital, mais pas le troisième homme, un gros type au teint olivâtre, et presque chauve.

— Vous avez fait bon voyage?

— Oui, sourit Serrano. Milan, Genève, Paris. On repart ce soir.

Farouk contourna son bureau et s’assit. Moretti était adossé à la porte, le visage indécis.

— Il faut que nous parlions, compagnon, déclara Serrano. Tu aimerais mieux dehors, ou ici, comme tu veux.

Farouk se leva, fit coulisser la baie vitrée et ils firent quelques pas en direction du fond du parc. Des oiseaux pépiaient et un martinet zébra le ciel et disparut. Encore quelques pas. Farouk sortit son paquet de cigarettes, en alluma une. D’abord, on envoyait Serrano, ensuite…

— Compagnon, je veux te dire qu’on n’a rien contre toi, d’abord, déclara ce dernier. Je dirai même que nous comprenons tes raisons. (Il s’exprimait sans la moindre trace d’accent, d’une voix claire et pourtant lointaine.) Nous avons envoyé un homme avec… (Il fit un geste explicite en frottant devant lui le pouce droit contre l’index, et qu’il s’agisse de yens, de dollars ou de lires, ça voulait dire partout la même chose: sa sainteté le fric.) Un homme de confiance… Il devait descendre dans un hôtel où il est apparu en laissant toutes ses affaires. Il a loué une voiture et on l’a rendue…

Farouk secoua doucement les épaules.

— On avait ta parole, rappela Serrano. Sinon, on ne l’aurait pas envoyé.

Ils se regardèrent de côté, l’un encore jeune, dur et distant malgré son apparente chaleur, et l’autre déjà vieux mais toujours redoutable, puisqu’on pouvait se fier à sa parole. Farouk comprit que même s’il parvenait à atteindre la Mer de la Sérénité ou l’autre côté de la Lune, à supposer qu’on lui en laisse le temps, il n’y serait encore pas en sécurité.

— Ta parole, répéta Serrano avec une douceur terrible.

Il fit quatre ou cinq pas au hasard, de manière à se retrouver de face et Farouk au soleil.

— Nous ne demandons rien d’extraordinaire: seulement la marchandise.

— Je sais, acquiesça Farouk.

Il tira sur sa cigarette, il fumait trop, pour un homme de son âge.

Il releva le menton. Rencontra une image à contre-jour, un visage sombre et indéchiffrable. Il pouvait dire qu’il n’avait pas vu la couleur des pierres, pas un seul instant, depuis le moment où elles avaient été volées, ce qui était vrai. Il pouvait ajouter qu’il n’était pour rien dans la disparition du convoyeur et dans celle de Ségura et qu’il ne comprenait pas plus pourquoi Théo avait essayé de descendre un flic, ni ce que Le Belge foutait dans la voiture qui avait sauté. Même si d’aventure il confiait cela, et même si Serrano le croyait, ce qui n’était pas impossible, ça n’arrangerait rien.

Ça revenait à reconnaître que lui, Farouk, M. Marco comme on l’appelait encore vers Milan, quand on avait besoin d’un endroit tranquille où faire travailler des chimistes, ou d’un voilier de douze mètres pour se promener le long de la côte, ou d’un homme de confiance pour en supprimer un autre, ça revenait à dire que Monsieur M avait été doublé. Par qui et pourquoi, ça n’avait aucune espèce d’importance.

Derrière Serrano, il y avait la villa allongée, avec la piscine dont personne ne s’était jamais servi, le jardin d’hiver où régnait toute l’année une touffeur végétale, imprégnée de relents d’humus et de senteurs sucrées.

— Tu la veux quand? demanda Farouk.

Serrano enfonça les poings dans ses poches de veste, se balança sur les talons, comme s’il hésitait.

— Deux jours, compagnon… Deux jours, ou il faudra payer.

— Tu peux leur dire que tu as ma parole, fit Farouk.

— C’est d’accord.

Il continua à se balancer sur les talons. Il dit, très doucement:

— Les temps ont changé, Marco. Je ne reviendrai pas…

Ils regagnèrent la villa sans échanger une seule parole. Les trois autres n’avaient pas bougé et personne ne fumait. Moretti avait seulement entrouvert son veston croisé et ses grandes mains lui pendaient de chaque côté des cuisses.

Depuis le haut des marches, ils regardèrent la lourde voiture manœuvrer et partir dans l’allée, puis Moretti remonta la ceinture de son pantalon et Farouk jeta sa cigarette dans le gravier. Le conducteur était toujours adossé à la carrosserie de la Pontiac.

— Il faut retrouver ces putains de cailloux, déclara Farouk.

Moretti sursauta et le fixa d’un air incrédule. Il fit:

— Pasque…

Marco haussa les épaules avec une brusque rudesse. Il ne les avait pas et il ne pouvait pas les chercher et les trouver seul. Quarante-huit heures. Il étouffa un sourire inhabitueclass="underline" quarante-huit heures, le temps légal de la garde à vue, le temps maximum. Les ritals n’avaient pas besoin de geôles et de vitres blindées. Ils lui avaient fabriqué une cellule aux dimensions infinies, qui englobait Miami Beach et la Terre de Feu, en passant par les Alpes suisses et Monaco.

Parce que non, il n’avait pas ces putains de cailloux.

*

— Vous ne mangez pas beaucoup, observa la femme.

Lantier sourit:

— Je vous en prie, docteur, pas de morale.

Elle posa la main sur la sienne.

— Rassurez-vous, commissaire, ce n’était pas mon intention.

Elle sourit à son tour, et Lantier se sentit encore plus vieux et fatigué. Elle avait juste dix ans de moins que lui, et pourtant. Il n’aimait pas son prénom. Elle portait les cheveux mi-longs et il se demanda quelle tête elle pouvait bien faire en baisant. Ses doigts étaient glacés. Il lui alluma la cigarette qu’elle porta maladroitement à ses lèvres, et elle le remercia d’un bref hochement de tête, les paupières plissées. Puis elle exhala de la fumée par la bouche et demanda:

— Commissaire, est-ce que c’est l’homme ou le policier qui me passe aux rayons X depuis que je suis arrivée?

— À votre avis, docteur?

— Je pense que c’est le policier, mais j’avoue que je préférerais que ce soit l’homme!

Lantier ricana.

— Jamais avouer.

— Ça ne vous arrive jamais?

— D’avouer?

— De regarder une femme comme un homme et pas comme un flic.

— Rarement.

Elle fit, en tapotant sa cendre avec négligence:

— Dommage… Ma brutalité vous choque?

— Non.

— Comment vous appelle-t-on, quand on ne vous donne pas du Commissaire long comme le bras?

— Lantier.

— Et autrement?

— Autrement? Autrement? (Ses filles l’appelaient l’ancien, quand elles le voyaient, ou dabe, parce qu’elles avaient été persuadées quelque temps que c’était plus smart et in que papa, et c’était resté: le dabe.) Il n’y a pas beaucoup de gens qui m’appellent autrement.