— Et Katz? Qui l’a surnommé ainsi?
— Il avait une maison pleine de chats. Là où il travaillait, dans l’Est, un Katz, c’est un chat… Tout le monde connaissait Katz…
— Et personne ne l’aimait beaucoup…
— Erreur de diagnostic, docteur.
Lantier retira sa main, sortit son portefeuille où il choisit une photographie aux couleurs passées. On y voyait un grand chevelu sportif à la barre d’un bateau, et qui riait de toutes ses dents tout en faisant un geste destiné à masquer le soleil sur son front ou pour dire qu’il ne voulait pas qu’on le prenne. Elle examina le cliché. Beau voilier, la mer plate derrière, violacée maintenant.
— Et c’est le même!
— Oui, grommela Lantier. Il avait une maison, des chats, un dix-mètres, une femme… Il donnait des cours de judo à des mômes, entre quatre et vingt ans, dans un centre culturel, pour les empêcher de faire des conneries…
Elle rendit la photo et Lantier rangea son portefeuille.
— Et puis?
— Et puis, rien. Il a vendu la maison, le bateau qu’il avait appelé Rhiannon en souvenir d’une vague déesse gauloise, distribué les chats à gauche et à droite… La femme est partie, avec son fils, sans accepter un sou ni demander de pension…
— Que faisait-elle?
— Maître assistant en faculté. (Lantier prit une de ses cigarettes, la tripota quelques instants avant de rallumer.) Elle n’a pas eu de mal à trouver un emploi de psychologue dans un institut de formation permanente… Katz a atterri à Paris en 1980. Il est passé au bureau: il végétait dans un commissariat de quartier. Fin 81, la direction a décidé d’expérimenter des brigades plus actives. (Il tira sur sa cigarette.) Plus… offensives. On allait balayer le grand banditisme. Faire fort. (Il leva les yeux.) Katz vous a parlé de tout ça?
— Jamais. En revanche, rit-elle, j’ai bien eu l’impression qu’il allait me faire apprendre le Tao par cœur. Tenez, il m’en est resté une phrase et je suis sûre qu’elle est exacte: «Le Maître éminent est ignoré du peuple…» (Elle hésita avant de poursuivre.) Il est…
Lantier regarda dehors et la coupa sans paraître y prendre garde:
Elle reposa la main sur la sienne, ce qui ne lui fit pas tourner la tête.
— Vous aussi!
— Oui, reconnut Lantier. Moi aussi… J’ai cherché dans ce livre ce qu’il ne me disait pas. J’ai essayé de comprendre… (Il ne pouvait pas l’appeler Fabienne.) Vous ne savez pas, un frère… (Il savait qu’elle ne pouvait pas savoir, parce que c’était dans son dossier: fille unique, parents appartenant à la haute bourgeoisie grenobloise.) Un frère plus jeune… Vous avez eu tort tout à l’heure, docteur: tout le monde aimait Katz. Il faisait aussi du karaté et de la boxe française à ses moments perdus, mais c’est dans une bagarre de bar qu’il a récolté ce nez cassé, qui a fait rire tout le monde: ça le faisait ressembler à Depardieu.
— Vous l’aimez?
Lantier secoua les épaules et finit par tourner la tête.
Elle avait toujours les doigts aussi glacés. Il lui écrasa sa cigarette.
Elle n’avait pas plus mangé que lui. Tout était froid dans leurs assiettes.
Lantier héla le garçon. Il sentit la pression accrue, insistante, des doigts et la regarda au visage. Elle avait un regard grave, très humain — sans doute quelque séquelle de déformation professionnelle — et très attentif.
— Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné?
— Allez savoir…, fit Lantier.
Il écrasa sa cigarette, éparpilla la fumée et commanda deux cafés — dont un déca —, sans relever la tête. Il perçut l’appel saccadé des doigts glacés, un peu comme du code morse. Il avait eu tort de l’appeler au lieu de se plonger tout de suite, dans le dossier qu’il avait placé entre son flanc droit et le crépi jauni du mur. Il n’avait pas dormi de la nuit. Ça n’était pas la première fois. Il la regarda: elle avait presque le même âge que Katz, tous deux se trouvaient sur la ligne de crête de la vie, au moment où tout bascule d’un côté ou d’un autre.
Il demanda:
— Est-ce que vous l’avez revu?
Elle fit non du bout de l’index gauche.
On leur servit les cafés et elle lui lâcha la main.
— Commissaire, dit-elle d’un ton hésitant, vous avez eu tort de me montrer cette photographie.
Lantier acquiesça, porta la tasse à ses lèvres. Elle le regardait de loin.
— Si vous ne l’avez pas revu, vous le reverrez, dit-il durement. Katz est comme l’assassin: il revient toujours sur les lieux de ses crimes.
Elle s’abstint de lui faire observer que la loi prévoyait aussi des cas de complicité. Et qu’il n’avait peut-être pas commis d’autre crime que celui d’exister. Il était vrai que ce crime-là emportait la peine maximum. La mort.
CHAPITRE XIV
Ingrid Vidali avait la bouteille de Mort Subite dans une main et une chope de grès dans l’autre et elle était occupée à transvaser le liquide sans faire de mousse. Le jeune homme l’observait et paraissait hésitant:
— Tu es venue comment?
— Un camion jusqu’à Garonord, un autre camion… (Elle leva ses yeux qui balayèrent la face du jeune homme, puis le petit carré du bateau, où tout était rangé avec un soin méticuleux, des Pléiades jusqu’à la petite télévision couleur, et se reportèrent sur le liquide dans la chope.) Après, un pépère avec une vieille Aronde qui roulait comme s’il s’entraînait pour le Paris-Dakar. Il m’a laissé en ville et je suis descendue au port…
— Je devais rentrer à Paris ce soir, Ingrid. Tu peux venir ou rester là, comme tu veux.
— Tu seras absent longtemps?
— Trois ou quatre jours.
— Tu as des clients, en ce moment?
— Je n’en cherche pas.
Elle posa la bouteille et la chope sur le formica, attira son sac près d’elle et en sortit une liasse de billets. Le jeune homme la glissa sans compter dans sa poche de chemise. Il était très grand et maigre, et portait les cheveux ras.
— Tu es sorti, ces temps-ci?
— Non. On m’a tiré des équipements, à la fin du mois. Je pouvais plus tellement naviguer. (Il secoua la tête et alluma une cigarette.) J’ai fini par les retrouver. (Il se paya le luxe d’un large sourire qui découvrit des dents très blanches, parfaitement rangées.) Tu veux faire un tour?
— Je ne sais pas, peut-être.
Elle but quelques gorgées de bière fraîche et se rendit compte qu’elle n’en avait pas vraiment envie. Par le skydome, elle regarda le ciel d’un bleu glacé. Elle entendait le tintement des girouettes au bout des mâts, les claquements de cordages, le cri éraillé des goélands et le teuf-teuf laborieux d’un moteur marine. L’air sentait le sel et l’huile, et le poisson séché. Elle sentait le lent balancement, vaguement nauséeux, de la coque. Depuis une cabine, elle avait téléphoné à sa boîte et sa meilleure amie lui avait appris que deux flics étaient venus la demander. Ils avaient passé plus d’une heure dans le bureau du grand patron. Ils avaient laissé, à ce qu’elle avait entendu dire, deux numéros de téléphone où elle pouvait les joindre jour et nuit, et elle avait raccroché lentement. Pris aussitôt un autre camion qui allait vers Fécamp. Elle avait pensé à Kenny. Aussitôt. Kenny et son bateau…