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— Ingrid, demanda le jeune homme, qu’est-ce qui ne va pas? Est-ce que tu as des ennuis?

Elle but encore quelques gorgées.

Qui penserait à venir la chercher sur un bateau?

— Je ne sais pas, dit-elle en écartant la chope des lèvres.

— Tu as une mine pas possible!

Elle sourit doucement: Kenny était calme et solide. Il avait trente ans et elle avait failli l’aimer, parce qu’il émanait de sa personne une manière de sérénité qu’elle n’avait jamais rencontrée chez quelqu’un d’autre. Il n’était pas exactement beau, avec ses épaules très larges, et son visage qui paraissait rude, mal équarri, ses yeux d’un noir opaque, la tranquillité ne suffisait pas. Elle reposa la chope et lui tapa une cigarette.

— Tu as des ennuis.

Elle fit oui de la tête. Elle ne se sentait plus la force d’esquiver tout le temps. Elle avait cru pouvoir tenir des semaines en bougeant et finalement elle était venue se réfugier sur un bateau à quai, qui ne sortait presque pas. Peut-être parce qu’un bateau représentait un havre de paix, une espèce de coquille susceptible de contenir sa souffrance. Elle avait cru pouvoir fuir, comme au cinéma, mais sa cavale était terminée. Elle était vide et lasse. Il y avait si longtemps qu’elle ne s’était pas reposée. Elle murmura, sans le regarder:

— Il faut vraiment que tu t’en ailles?

— Oui.

— Tu ne peux pas attendre un jour ou deux?

— Non.

— J’ai beaucoup d’argent, Kenny. Je peux en avoir encore plus… Beaucoup, beaucoup plus, fit-elle d’un ton morne.

— Ce n’est pas une question d’argent.

— Une fille?

— Oui.

Elle hésita:

— Tu l’aimes?

— Je crois, sourit le jeune homme.

— Tu vas te marier?

— Je ne crois pas…

Bien sûr, pensa-t-elle vaguement: elle n’avait pas vu Kenny depuis des mois, un beau midi elle débarquait sur son bateau avec son sac et il aurait dû être à sa disposition, la reprendre dans ses bras et l’emmener aux Açores, comme si pendant tout ce temps qu’elle n’avait pas donné signe de vie la sienne s’était arrêtée, comme s’il n’avait pas vécu. Elle hésita un long moment et finit par sortir la pierre de sa poche. Elle ne savait pas pourquoi au juste elle la transportait encore et l’examina avant de la lui poser devant les mains. Elle avait besoin d’un endroit où se reposer. D’une voix sourde et sans le regarder, elle lui raconta beaucoup de choses et il se garda bien de l’interrompre. Le diamant valait certainement très cher. Kenny but un peu de bière dans sa chope à elle. Le vent avait fraîchi mais la mer cognait toujours derrière les digues.

— Il faut que tu ailles voir les flics, dit-il lorsqu’elle se tut. Ils ne peuvent rien contre toi. C’est la seule solution.

— Je ne peux pas, dit-elle en crispant les mâchoires.

— Ingrid… Je vais t’emmener. Ça ne servirait à rien que tu te planques.

— J’ai peur, Kenny. J’ai toujours eu peur… (Elle se mit à secouer la tête avec rage.) Je suis née comme ça… (Elle braqua ses yeux dorés sur la face du jeune homme.) Je voudrais trouver un trou de souris et me terrer dedans, et encore je ne suis pas sûre que ça suffirait. Ne rien voir. Ne rien entendre. Rien!

— C’est impossible, observa-t-il.

Elle fouilla dans son sac, sortit le couteau dont elle fit jaillir la lame. Il ne lui semblait plus lourd ou déséquilibré, à présent. L’acier brillant et net dardait dans la lumière tranquille, accrocha du soleil. Un soleil jaune et froid.

Elle répéta, comme pour elle-même:

— Je ne peux pas.

Kenny lui prit le couteau des mains et sortit le jeter dans l’eau huileuse et verte du port. Puis il redescendit dans la cabine où elle n’avait pas changé de place, et, le regard fixe, elle récitait à haute voix comme une morne litanie:

— Je ne peux pas… Je ne peux pas… Je ne peux pas…

*

Il était treize heures quarante lorsque Diogène poussa le portail du cimetière. On avait certainement huilé les gonds, car il pivota sans bruit, et il dut le retenir pour que le vent n’aille pas le faire buter contre le mur. Il ne mit pas une minute à trouver la tombe de Louise Boucher et la contempla quelques secondes, tandis que son ombre se silhouettait sur la pierre grise où poussait par plaques un lichen grisâtre. Un observateur éventuel en aurait conclu qu’il se recueillait un instant, dans le murmure désenchanté des ifs, indifférent aux alouettes qui avaient commencé à crever le ciel comme de très petites balles presque insignifiantes, au-dessus des blés d’un vert trop sombre. Diogène savait qu’il n’y avait pas d’observateur et que ce qu’il ferait ou ne ferait pas serait indifférent. Il pouvait simplement, d’un geste vif, retourner la jardinière de plastique qu’on avait posée devant la tombe, en retirer la terre et prendre l’enveloppe de papier goudronné qu’on y avait placée, et repartir sans perdre une seconde. Il pouvait également s’accroupir sur les talons, enfiler des gants de jardinier et sortir du plastique qu’il avait déposé à ses pieds du terreau ensaché, un plantoir et la barquette de pensées qu’il avait eu soin de conserver humide. Gratter le contenu de la jardinière, l’ameublir…

Lorsqu’il eut terminé, il contempla de nouveau la tombe quelques instants, désormais fleurie, tout en se massant les genoux, puis il se redressa. Il n’avait bien sûr jamais entendu parler de Louise Boucher et il ne semblait pas qu’on s’y intéressât encore beaucoup. Il se redressa. Les pensées ne tarderaient pas à crever si jamais elles reprenaient. Il y en avait quelques-unes jaune d’or, mais la plupart étaient d’un bleu profond et velouté et une seule amarante (viola tricolor hortensis).

Il avait retiré les gants. La grosse enveloppe qu’il était venu chercher se trouvait à présent dans le plastique. Un simple transbordement.

Dans le vent opiniâtre, Diogène quitta le cimetière, non sans avoir jeté un coup d’œil au passage à la chapelle devant laquelle subsistait un vieil orme rescapé au tronc tarabiscoté, et auquel l’homme parut adresser un sec salut emprunté. L’habitacle de la voiture était tiède. Diogène déposa le plastique devant le siège du passager et démarra sans hâte. La prochaine s’appellerait Béatrice Dupont ou Maryvonne Durand, jusqu’au jour où il n’y aurait plus de prochaine.

Beaucoup plus loin sur la route, il arrêta la voiture dans un chemin en plein champ et entreprit de défaire l’enveloppe. Elle contenait un plastique fort thermo-soudé dans lequel se trouvait l’argent, et une autre enveloppe de papier bulle pliée en deux. Diogène ouvrit cette dernière. Un article de journal, une photographie en noir et blanc de médiocre qualité. Le visage d’un homme d’une quarantaine d’années environ, aux traits crispés et à l’expression volontaire. Certainement costaud, nez cassé. Portait un blouson de cuir dont on entrevoyait seulement le col et les pattes d’épaules, et un pull-over sombre à col roulé.

Un flic…

Pour la première fois de sa vie, Diogène allait devoir s’occuper d’un flic.

Et ça ne lui faisait ni chaud ni froid.

Parce que les flics mouraient aussi.

La grande faucheuse au moins ne faisait pas de différence et accueillait tout le monde pêle-mêle dans son sein indistinct.

*

Lantier regagna son bureau et n’eut que le temps d’y déposer le dossier Pastor dans l’armoire forte dont il n’avait pas fini de brouiller la combinaison lorsque deux inspecteurs firent irruption sans frapper et tous deux paraissaient surexcités. Lantier les examina sans s’émouvoir.