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— On vous cherchait partout, patron…

— Vous m’avez trouvé, remarqua-t-il.

— Un type vient de se faire descendre, dans le huitième, déclara le plus jeune des deux inspecteurs. Un certain Malek… Il venait de rentrer chez son patron et attendait l’ascenseur au deuxième sous-sol. Quatre balles de petit calibre en pleine tête, tirées de face et presque à bout touchant…

— Malek, précisa l’autre, c’était le chauffeur de Pastor.

— On n’avait rien contre lui? s’enquit Lantier.

— Rien… L’Identité judiciaire est sur place, le parquet s’est rendu sur les lieux dès qu’il a été prévenu par votre collègue du commissariat de quartier. Du travail de professionnel, on dirait.

— Calibre? demanda sèchement Lantier.

— 22 ou 6,35.

— Inhabituel, objecta Lantier. Vous avez une voiture sous la main?

— Affirmatif, répondit le jeune inspecteur: le moteur tourne depuis dix minutes. Lantier prit le temps de récupérer son trench au portemanteau.

*

Katz et Rodriguez se trouvaient dans un petit bureau carré et leur interlocuteur, un inspecteur des Stupéfiants, au visage plat et aux manières revêches, n’avait rien de coopératif. Il avait tombé la veste et arborait un .357 renversé dans son étui d’épaule. Il portait des élastiques au bras, pour remonter les manches de chemise. Il voulait bien la leur donner, s’ils voulaient, mais Joko, des Jokos, il y en avait des dizaines, des centaines, plus qu’un curé pouvait en bénir, et comment déterminer de qui il s’agissait sans au moins un embryon de signalement? Des dealers? Il en avait un plein fichier, si ça les amusait. Ils pouvaient y passer un moment, à condition de ne pas foutre le bordel.

— Merde, coupa Katz. Écoute, Berg, ce type est mouillé au moins dans deux meurtres!

— Un dealer? Deux meurtres? s’étonna Berg.

Il examina avec attention le visage de ses deux collègues et n’y décela rien d’agréable. Il connaissait Katz de réputation. Un mauvais, qui n’hésitait pas à secouer les clients comme aux plus belles années de l’après-guerre. Rodriguez, il ne pouvait pas se décider: bien bâti, visage assez fin, certainement intelligent. Et les deux cons étaient sur Joko.

— Deux meurtres?

— Au couteau de combat.

— Merde, murmura Berg. Ton tuyau, c’est du bon?

— Oui, fit Katz brutalement. Je vais t’aider: un type avec un doulos. C’est quand même rare, un bada, de nos jours! Non?

— Plus tellement, ricana Berg. Les merdeux ont découvert les charmes de la mode rétro et ne détestent plus le Borsalino. Y en a même qui ont des pompes deux tons et certains blacks, c’est des poèmes: on se croirait à Chicago aux plus beaux moments de la prohibition. Qui il a tué?

— Deux filles.

— Des putes?

— Des putes, fit Rodriguez qui s’impatientait et dont Berg n’avait pas encore entendu la voix. Une voix rude et rauque, qui n’allait pas avec la finesse des traits et la distinction des longues mains soignées.

— Y a un type qui peut ressembler à ça, admit Berg. (Ses yeux étaient froids et pensifs.) Comment ça se fait que vous êtes sur le coup, vous deux, pour les radasses?:

— La rue, éluda Katz. Où il crèche, ton loustic?

— Aucune idée… (Berg écarta les bras autant qu’il le put.) Il traîne avec un taré qui s’appelle Baby, un Camerounais complètement frappadingue qui fait pas loin de deux mètres de haut, il s’est monté une espèce de bande. (Berg s’appuya au bureau et pencha son torse volumineux.) De temps à autre, il rend service à un ponte ou l’autre… (Il s’abstint de citer un nom.) Katz, si tu m’as mené en bateau pour l’histoire des putes, je te jure que je te ferai cracher les couilles par les oreilles!

CHAPITRE XV

Farouk n’avait pas quitté son fauteuil, lorsque Joko était entré, les poings enfoncés dans ses poches de manteau, il avait seulement réprimé un geste d’irritation en voyant la silhouette se glisser dans le bureau puis avancer avec son exaspérante manière de se déplacer et finalement se planter devant le bureau sans mot dire. Joko n’avait pas abandonné son feutre et une cigarette lui pendait à la bouche. Il ne l’avait pas allumée.

— Les autres t’ont dit?

Le jeune homme fit non de la tête. Il observa Farouk et recula lentement, puis s’assit. Croisa les genoux. Il portait un pantalon noir trop court, des chaussettes blanches et des mocassins de cuir coûteux. En renversant un peu la tête, il contempla le plafond, puis ses yeux se reportèrent sur le boss. Ils étaient d’un bleu délavé et vitreux et ne semblaient pas voir mais jauger, ausculter, puis la main droite sortit du manteau avec le Colt au bout, le gros automatique à l’acier terni, pareil à celui de Marek, qu’il ne braquait sur rien. Farouk se pencha sur le bureau.

Il dit, très lentement:

— Il faudrait pas que tu en remettes.

Joko haussa les épaules et appuya de la paume sur la pédale de sûreté de l’arme, on entendait le vrombissement étouffé d’une tondeuse à gazon quelque part, sans doute au fond du parc. Farouk regarda le .45 sur les plis du manteau. Il savait quel genre d’arme c’était, maintenant désuète, et elle lui rappelait des souvenirs qui n’avaient pas été agréables pour d’autres. Marseille, en 54. La presse disait que c’était un pistolet de tueur, lorsqu’elle ne parlait pas de revolver, mais les journaleux n’y connaissaient rien.

— Joko, il faudrait pas non plus que tu te goures…

Les yeux vitreux luisirent faiblement et un sourire amusé déforma la bouche du jeune homme, et disparut aussitôt.

— Tant que je suis là, c’est moi le patron, dit Farouk. Après…

— Combien de temps ils t’ont donné? demanda Joko sans hausser le ton.

Il tenait une laisse dans chaque main, et au bout de chaque laisse, il y avait un homme entortillé. Il ne dépendait que de lui de les étrangler un peu plus. Il appuya l’extrémité du canon sur sa rotule. Sans lever les yeux, il dit:

— Je t’ai posé une question…

Farouk se redressa vivement. Personne ne pouvait lui parler sur ce ton, pas même cette espèce de jeune tantouse. Le Colt suivit le mouvement, bien que Joko n’eût pas levé les yeux et parût se désintéresser de la situation.

— Reste assis, émit-il d’une voix désagréable.

— Petite salope, cracha Farouk. Putain de ta mère…

Joko redressa la tête.

— Combien de temps?

— Qui t’a dit qu’ils sont venus?

— Combien?

— Putain de ta race.

— Je suis pas seul. Il y a un type avec Milon. (Le sourire amusé réapparut et fit à peine tressaillir la cigarette.) Je t’avais dit que tu te faisais vieux. Tu as les mains qui tremblent… (Le sourire se fit cruel et sarcastique.) Je suis sûr que tu crèves d’envie de pisser. (Il prévint, sans remuer l’arme.) Bouge pas, Farouk. Ça me ferait rien de te descendre, mais j’ai pas envie tout de suite…

Farouk avait un pistolet dans le tiroir droit. Il ne s’en était pas servi depuis des années. Il ne voulait plus se servir d’arme, et même s’il l’avait voulu il n’en aurait pas eu le temps. On pouvait s’entendre avec Dieu, pas avec l’autre et l’autre avait emprunté des traits inattendus. Ceux d’un petit crevard qui avait tapiné un peu partout avant qu’un homme lui donne sa chance sans rien demander en contrepartie. Comme ça… Gratuit. Farouk examina la face calme, détachée. Une jolie petite gueule bien lisse.