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— Combien de jours?

— Qu’est-ce que ça peut te foutre?

— Combien d’heures?

La main droite de Farouk glissa sur la surface du bureau, comme pour y prendre appui lorsqu’il se rassit dans le fauteuil. Les yeux accrochèrent les siens, mais ils n’avaient rien de vivant. Ils n’avertissaient pas. Ils n’attendaient pas. Ce qu’ils apercevaient, personne d’autre ne pouvait le voir.

— J’ai ce que tu cherches, dit Joko.

Des yeux de mort.

Farouk sentit le froid dans ses coudes, entre ses omoplates, de tout petits serpents noirs qui se mettaient à lui courir dans les veines. Il laissa la main là où elle se trouvait, les doigts agrippés au rebord du bureau.

— Où c’était?

— Devine, fit la voix.

Il secoua la tête. Qu’est-ce que ça voulait dire, se faire vieux? En même temps que la peur, il sentit la rage s’installer. Personne ne lui avait jamais parlé sur ce ton, avec ce détachement insultant, cette morgue glacée. Personne n’y aurait jamais pensé. Il n’y avait plus de visage, seulement un regard et une voix. Une cigarette suspendue.

Joko agita le pistolet tout en parlant.

— C’était Malek qui les avait, les cailloux et le fric…

— Malek?

— Le chauffeur de Tony…

Les doigts quittèrent le bureau. Ils tremblaient légèrement, en effet. Farouk avait pensé à Pastor. Il avait pensé à d’autres possibilités, parce qu’il n’y avait jamais rien eu entre M. Antoine Pastor et M. Marco. La ville était vaste et le monde encore plus. Ça n’avait aucun sens. Pourtant, il ne douta pas un instant que Joko ait dit la vérité.

— Malek est mort, poursuivit ce dernier. Et moi, je suis chez toi…

Farouk comprit le plan.

Joko renfonça le pistolet dans sa poche sans le lâcher. À travers le tissu souple et élégant, il faisait un renflement discret.

— Combien tu veux? demanda Farouk.

— Rien. Je veux rien. Seulement savoir combien de temps il te reste…

*

Kenny roulait aussi vite que le lui permettait sa vieille Simca 1100, ce qui n’était pas excessif sur l’autoroute. Le lecteur de cassettes parvenait à peine à couvrir le grondement creux du moteur. Il avait mis Red sails in the sunset, un peu par habitude et parce que c’était le premier truc qui lui était tombé sous la main, dans le vide-poches. Ingrid était lovée dans le siège à côté, les genoux au menton, et fumait cigarette sur cigarette en fixant le ruban gris devant elle. Il ne l’avait pas convaincue d’aller aux flics, mais elle s’était laissé embarquer sans doute pour ne pas rester seule sur le bateau à attendre. Attendre quoi?

Il n’y avait pourtant pas d’autre possibilité que de se rendre à la police. Elle n’avait rien à se reprocher, à moins qu’elle ait omis de lui dire certaines choses. Il l’avait pourtant écoutée sans l’interrompre, jusqu’à ce qu’elle se taise enfin, elle n’était ni la première ni la dernière à se fourrer dans un guêpier pas possible parce qu’un type l’avait baratinée. Les flics devaient avoir l’habitude.

Elle bougea pour éteindre le lecteur de cassettes.

Kenny ne pouvait pas rouler plus vite, le moteur tournait déjà en surrégime depuis trop longtemps. Il se résigna à lever un peu le pied. Il n’était pas concerné, même s’il l’avait connue quelques jours: il en avait connu d’autres. Ingrid était bien sûr très belle, très différente. Bien sûr. Elle faisait très mal l’amour mais ça ne voulait rien dire, il était trop occupé par son rôle de skipper pour avoir pu lui accorder beaucoup de temps et d’attention, en fait. Peut-être aurait-il dû le faire, peut-être était-ce ce qu’elle attendait au lieu de passer des heures à bronzer à poil sur un matelas le long du roof. Elle avait un corps parfait, sculptural, mais elle savait quand même pourquoi elle était montée à bord et elle n’ignorait pas les règles du jeu. Personne ne l’avait forcée…

Kenny savait qu’on ne pouvait jamais forcer quelqu’un à faire ce qu’il n’avait pas envie de faire. En tout cas, personne n’aurait pu le forcer, lui. Il rabattit le pare-soleil. Elle ouvrit la glace pour jeter sa cigarette. Il la laisserait à une station de taxis, ou non loin d’une bouche de métro. Ou à un arrêt de bus. Ou en pleine rue… Il n’était pas dans le coup. Il avait acheté le bateau pour ne plus être dans aucun coup. Il se démerdait à survivre avec et y parvenait bien. Très bien, même.

Dans une côte presque imperceptible, le voyant d’huile se mit à palpiter avant de s’allumer au rouge et de s’y installer. Kenny donna un coup de poing sur le volant, ce qui ne la fit même pas bouger ou marquer le moindre intérêt.

Elle regardait l’autoroute devant comme si elle n’avait pas de fin…

*

Tora, pensa Lantier en pénétrant dans la pièce. Il ne s’attarda pas à contempler les vitrines. Tora, ces cons se sont trompés. Bien entendu… Il n’avait pas eu le temps de disséquer le dossier. Il y avait trop de monde partout et les deux inspecteurs qu’il traînait sur les talons commençaient à le courir. Pas la peine de mettre autant de types et de temps pour ne pas arriver à comprendre. Il avait Tora devant lui, dans un complet Cardin impeccable, le bout des doigts frôlant le plateau en marbre d’une table ovale, à la fois détendu et vigilant. Trop vigilant. Ou contrarié. Lantier sortit sa carte, la montra, ce qui n’était peut-être pas indispensable compte tenu des circonstances.

— Vous venez de perdre un homme…

— Un employé, rectifia Pastor.

— Vous commencez mal. Ça vous arrive souvent de perdre… un employé?

— Jamais plus d’une fois ou deux par semaine, sourit Pastor.

— La force de l’habitude, alors… Qui a appelé le quart?

Pastor souleva légèrement les doigts tenus écartés.

— Un voisin, certainement. Vos collègues n’ont pas été très loquaces.

— Un type du premier, intervint l’un des inspecteurs, derrière Lantier qui ne se retourna pas. Un agent de change…

— Malek portait un pistolet à la ceinture, fit Lantier. Est-ce que tous vos employés font de même?

— Non, rétorqua Pastor. Je vous ferai observer que Malek détenait cette arme légalement. Et qu’il la portait non moins légalement…

Lantier eut un drôle de sourire oblique.

— Pas mal pour un type qui avait tiré un certain nombre d’années de centrale, vous ne trouvez pas?

Pastor hocha légèrement les épaules. Malek avait payé sa dette à la société. Il s’était rangé des voitures. Lantier sortit une boîte d’allumettes de sa poche et s’en ficha une au coin de la bouche. L’espèce de sourire n’avait pas encore tout à fait disparu de ses lèvres.

— À votre avis?

— Je ne suis pas policier, objecta Pastor.

— Vous lui connaissiez des ennemis?

Pastor écarta doucement les mains, exhibant ses paumes.

— Non…

— Et vous?

— Nous avons tous des ennemis, monsieur le commissaire! À commencer par nous-mêmes.

Lantier ricana de manière distincte.

— Malek conduisait votre voiture.

— Je le payais pour cela.

Le policier sortit un carton vert de sa poche, fit mine de l’examiner.

— Ce matin, peu avant dix heures, votre véhicule a été verbalisé parce qu’il stationnait sur un couloir réservé aux bus. (Lantier leva les yeux. Les mains de Pastor se trouvaient à présent glissées à plat dans les poches de sa veste, les pouces sortis.) Devant la gare d’Austerlitz… Malek a dû l’empocher machinalement.