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— Certainement, convint Pastor.

— Une idée de ce qu’il foutait là-bas?

— Pas la moindre… Ne vous inquiétez pas, monsieur le commissaire: je vais la payer.

Lantier ricana de nouveau et l’allumette passa de la commissure droite à la commissure gauche des lèvres. Les deux autres flics faisaient mine de s’intéresser aux masques. Lantier remit la contravention dans sa poche.

— Je suppose que vous pouvez me dire ce que vous avez fait ce matin…

— Bien sûr. (Pastor sourit.) Je me suis levé assez tôt, j’ai donné quelques coups de téléphone à divers correspondants.

— Assez tôt?

— Six heures.

— Quels correspondants?

«— Deux de mes directeurs commerciaux. Un banquier de mes amis… (Pastor réfléchit, puis son sourire réapparut.) Je crois que c’est tout.

— Bien entendu, ils pourront confirmer vos dires.

— Bien entendu.

— Il y a un téléphone dans la voiture, remarqua Lantier.

— Il y en a également un dans mon bureau, rue Hoche. Je crois même qu’il y en a plusieurs, pour tout vous dire. J’en ai un aussi dans ma maison de campagne et un autre dans le studio que je loue à Nice. Je crains fort qu’il y ait aussi des cabines publiques aux quatre coins de Paris et quelques bureaux de poste…

— Et après?

— J’ai pris le petit déjeuner avec la jeune fille qui s’occupe de l’appartement…

— Femme de ménage?

Pastor eut une grimace amusée, qui pouvait laisser entendre qu’il réprouvait tout de même le terme, mais qu’il était cependant contraint de l’encaisser.

— Et ensuite?

— J’ai reçu une visite féminine, monsieur le commissaire!

— Je suppose que vous préférez que cette personne conserve l’anonymat.

— Sauf si cet élément était indispensable à la poursuite de vos investigations, oui, en effet. Elle est arrivée à neuf heures trente, repartie quelques minutes avant midi. Il s’agit d’une personne très ponctuelle, aux activités débordantes. (Le sourire disparut.) Monsieur le commissaire, je ne crois pas que j’aie besoin d’un… alibi. Ce n’est pas moi qui ai tué ce pauvre Malek.

— Vous avez pensé à la succession? rétorqua Lantier d’un ton acide.

— Je compte envisager la question en temps utile.

Lantier opina, mâchouilla vaguement l’allumette et parut se décider.

— Pastor, je vais vous demander de bien vouloir me suivre…

Le sourire réapparut furtivement. Pastor hocha la tête, l’inclina du côté comme s’il tâchait de prendre la mesure du policier. Poids et taille moyens. Complet coûteux mais chiffonné. La cinquantaine dépassée. Un revolver de gros calibre sur la hanche droite, ce qui pouvait sembler inhabituel pour un policier de son grade. Très mauvaise dentition.

— Dois-je comprendre que vous m’embarquez? susurra Pastor.

— Comprenez ce que vous voulez, ricana Lantier. (Il allait se retourner, mais n’en fit rien et braqua les yeux en direction de son interlocuteur attentif.) Que les choses soient bien claires, Pastor: pour moi, avec ou sans votre chiée de téléphones, votre personnel et votre surface au sol, vous n’êtes qu’un arcan. Habillez ça comme vous le voulez, emballez-le de papier de chiotte si ça vous enchante, mais pour moi vous êtes un voyou. Rien d’autre. Vous pourrez secouer tout le ministère, de bas en haut et de haut en bas, je m’en contrefous. Vous êtes en garde à vue pour les nécessités de l’enquête, à compter du moment où le premier flicard est entré dans cette pièce. Est-ce bien clair?

Pastor acquiesça. Il sortit une main de la poche, avec un paquet de cigarettes entre les doigts, en porta une à ses lèvres. L’autre main sortit le briquet, un Dupont en argent, dont la courte flamme acérée surgit une seconde et disparut lorsqu’il eut rabattu le capot.

— Monsieur le commissaire…

— Quoi? aboya Lantier.

Pastor extirpa un brin de tabac de sa lèvre entre le pouce et l’index et dit:

— À supposer que ce que vous pensiez soit vrai… Je dis bien: à supposer. Eh bien… (Il s’attarda à loisir, souffla un peu de fumée de façon clairement désinvolte.) Eh bien, au moins vous conviendrez avec moi qu’on ne peut pas tenir sérieusement que le crime ne paie pas.

Lantier arracha l’allumette de sa bouche, la brisa entre les doigts.

Sa face était devenue soudain terreuse. Les deux autres policiers s’étaient raidis de manière perceptible, et celui de gauche avait remonté machinalement son col de trench.

— Pastor, émit Lantier d’une voix sourde, je ne suis pas payé pour penser, mais pour prouver.

Il fit un geste explicite de la main, attendit que Pastor se soit exécuté pour pivoter sur les talons et le suivre, d’abord dans le bureau puis dans l’entrée où, avant que Pastor ait saisi son manteau ardoise sur un fauteuil Louis XV, le vêtement passa de main en main et fut rapidement palpé par Lantier lui-même. Qui le lui tendit sans un mot.

— C’est bien la première fois, commença Pastor.

Il n’alla pas plus loin.

Un flic le fit avancer sans brusquerie. Il entendit la voix de Lantier qui grommelait derrière:

— Il faut toujours une première fois, pour qu’il n’y en ait d’autres après.

Tora comprit avec une délectation indicible que le flic n’était pas con.

CHAPITRE XVI

Katz n’avait pas cessé de se livrer à un interminable monologue, pendant que Rodriguez conduisait, l’emmenait où ils devaient aller, la vie de chaque homme et de chaque femme était faite d’une infinité de cercles concentriques, les uns se croisaient, d’autres pas, les chemins bifurquaient et il ne fallait rien y voir de moral. Il n’y avait pas de hasard. Ils couraient derrière Joko sans parvenir à lui mettre la main dessus, mais en ramassant des bouts au fur et à mesure. Katz avait coupé la radio de bord. Il manquait un arcan au jeu des policiers.

Rodriguez regarda machinalement sa montre, puisque personne ne l’attendait plus chez lui. Il était vingt heures. La circulation était moyennement dense et la nuit pas encore tout à fait tombée. On flânait sur les trottoirs, parce qu’il faisait assez tiède, dehors. Tout aussi machinalement, Rodriguez conduisait. C’était impossible, de suivre Katz dans sa déconnographie, trop épuisant. Les cercles revenaient tout le temps, comme s’ils l’obsédaient. Il ne fallait pas les déranger. C’était Katz qui était dérangé. Pourtant, Rodriguez sentait qu’il cherchait quelque chose à travers tout ça et qu’il avait du mal à le trouver, mais que lorsque Katz aurait trouvé, tout deviendrait simple, au moins dans sa tête.

— Joko, fit-il.

Il tapa sur l’épaule du conducteur.

— Joko!

— Ouais, d’accord, fit Rodriguez.

Il ne pensait plus à dissimuler son irritation. Ils lui cavalaient aux fesses depuis des heures. Katz avait blousé Berg, il l’avait fait au flan en lui parlant des putes, et d’ailleurs il n’y en avait eu qu’une de découpée en rondelles la nuit d’avant, et encore tout laissait à penser qu’elle avait eu affaire à un client déséquilibré. Les risques du métier. Rodriguez connaissait Berg et savait que ce n’était pas le genre de poulet à se laisser monter dessus sans miauler.

— On fonce chez Vernois, déclara brusquement Katz.

— Vernois?

— Foncez, ordonna Katz en commençant à baisser sa vitre pour plaquer le gyrophare au pavillon.

Rodriguez déboîta brusquement et mit le pied à la planche.

— Il ne sera plus au bureau…

— Il y habite, ricana Katz.

Rodriguez alluma le deux-tons. Quitte à cartonner, autant le faire dans les formes légales. Il eut du mal à éviter un cabriolet Golf GTI qui avait brûlé un feu rouge, manqua percuter un car de touristes anglais. Les rues s’étaient soudain peuplées d’une quantité incroyable de voitures. Dans son rétroviseur, Rodriguez aperçut le mufle effilé et bas d’une Alfa qui avait pris son sillage. Il y avait toujours des rigolos pour profiter de la brèche ouverte par une voiture d’intervention, une ambulance ou les pompiers, et il n’y accorda guère d’attention, occupé qu’il était à sa trajectoire et à ne rien emplafonner.