Finalement, c’était quand même plus excitant que de ricocher de taudis en sex-shop et de fast-food en couloir d’immeuble pour s’entendre dire que Joko s’était mis aux abonnés absents et que les gouapes qui l’accompagnaient d’ordinaire aussi. Qu’ils avaient tous disparu de la circule. Katz s’était tu, et avec les gueulantes du moteur c’était aussi bien.
Ils coupèrent le gyro et le deux-tons bien avant d’arriver chez Vernois. Rodriguez, tout en ralentissant, donna un coup d’œil au rétro. Le connard à l’Alfa avait pris son pied et fini par dégager. Ou alors il était arrivé à destination et à quelqu’un malheur était bon. La voiture se rangea devant l’entrée de l’immeuble et Rodriguez serra le frein à main en laissant tourner le moteur. Il fixait la rue devant lui.
— Je vous attends?
— Non, fit Katz. Vous venez avec moi.
Rodriguez tourna la tête et examina le visage de son ombre, autant que le permettait la vague lueur des réverbères. Katz ruisselait de sueur et il s’occupait à remplir le barillet d’un .38 bull-dog qu’il ne lui avait jamais vu entre les doigts. Il comprit que Katz brûlait ses vaisseaux. Il pensa que tout homme avait le droit de choisir sa mort, puisqu’il n’avait pas eu celui de décider de sa vie. Il pensa également au carnet de moleskine noire, dans la poche du blouson de cuir. Katz releva la tête et se cambra pour glisser le revolver dans la ceinture.
Plus en haut dans la rue, très loin d’eux, une voiture cherchait à se garer en musardant. Katz saisit la poignée de portière. Il allait sortir. Rodriguez coupa le moulin, arracha les clés du contact.
— Katz, dit-il doucement, vous avez tort…
— Qui sait? murmura Katz.
— C’est sûr, déclara Rodriguez sans plaisir. Vous avez monté un beau piège, parce que vous savez qu’on pourra jamais rien contre des Farouks et des Pastors, parce que personne ne parviendra jamais à les amener devant un tribunal. Je crois pas que vous soyez un pourri…
— Qui sait? répéta Katz.
Si le mot désespoir avait un sens pour lui, il y avait dans sa voix quelque chose qui y ressemblait fort. Rodriguez serra le trousseau de clés dans sa paume. Oui, Katz avait monté un coup splendide. Il les avait manipulés et cette bande d’enculés avait marché dans sa combine. Il avait tout monté depuis le début pour faire un peu de nettoyage par le vide.
— Rodriguez?
— Oui? fit ce dernier.
— Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé. N’essayez pas de comprendre. Ça risquerait de vous faire découvrir des trucs qui ne vous feraient pas plaisir.
— La fille…
— Qui vous dit qu’elle n’est pas déjà allongée?
Ils sortirent simultanément de la voiture. Rodriguez s’attarda à verrouiller les portières, pas besoin de se faire chourer la radio en plus. La rue était déserte, tranquille et minable. Comme sa vie. Il suivit Katz qui étouffait ses pas dans l’escalier chichement éclairé aux forts relents d’urine. Vic Vernois. Entrepreneur de spectacles.
Rodriguez vérifia machinalement la présence de son .357, sous l’aisselle.
Katz lui avait dit dans la voiture: «Nous sommes entrés dans l’ère des trahisons. Il faudra vous y faire.» En haut des marches, à droite, une lumière jaune et trouble traversait le carreau dépoli de la vieille porte en bois. Vic Vernois peint au pochoir, comme Spade & Archer, en arc de cercle. Rodriguez avait son revolver en main lorsque Katz fit sauter la serrure à coups de talons, ce qui n’était guère difficile et inusité. Les deux flics se ruèrent dans la pièce.
Vautré dans un fauteuil pivoté, parallèle au bureau, un homme aux yeux jaunes très écartés était en train de se faire sucer par une fille qui tourna vers eux une face blême et morne, stupéfaite. La main de l’homme abandonna la tête qu’elle plaquait contre lui l’instant d’avant et s’abattit dans un tiroir ouvert.
— Pas de connerie, Vic, l’arrêta Katz d’une voix mortellement neutre.
Vernois remarqua le chien relevé du .38 à canon court dans la main du flic.
Il se servit des deux mains pour se rajuster.
— Casse-toi, dit-il à la fille.
Les deux flics la laissèrent partir comme s’ils ne la voyaient pas. Ils entendirent ses pas décroître dans l’escalier. Le clappement hésitant du portail.
— Joko, fit Katz.
— Allez vous faire mettre, sourit Vernois en pivotant dans son fauteuil, bien en face.
L’instant d’après et sans comprendre comment, il avait ramassé le bureau sur les genoux et le fracas ne s’était pas éteint que Katz lui avait déjà bondi dessus, l’avait arraché du sol et plaqué au mur, tout en lui martelant la face à coups de talon de crosse.
Rodriguez couvrait la porte.
À présent, la Simca roulait au pas sur le périphérique. Kenny en avait eu marre de se faire klaxonner derrière, et il s’était résigné à allumer son warning, ce qui fait que les quatre clignotants palpitaient faiblement tandis qu’il abandonnait derrière lui un nuage bleuté. Il avait remis quatre litres d’huile sur l’autoroute, mais ça n’avait pas suffi. La fille sortit de sa torpeur!
— Tu pourrais dormir chez moi…
— Si on y arrive.
— Il y a le métro.
Il avait le pied au plancher et ça ne tirait plus. Le nuage d’huile brûlée se répandait en nappe, à présent. Il sortit à la première porte: il n’avait pas envie de payer un dépannage en plus.
Pourquoi avait-il dit si on y arrive?
Puisqu’il avait décidé de la larguer au premier coin de rue?
La Simca tressauta sur les pavés et il eut l’impression qu’elle allait se démantibuler sur-le-champ. Elle continua cependant d’avancer, un peu comme un bateau qui court sur Terre. Il n’était plus très sûr que le moteur y fût encore pour quelque chose. Il alluma une cigarette. Ingrid Vidali se tourna vers lui et parut s’intéresser à son profil droit, qu’il ne trouvait pas plus remarquable que l’autre.
— Je suis désolée, proféra-t-elle d’une voix étrangement douce.
— Tu n’es pas dans le moulin, objecta-t-il.
Elle lui frôla la joue de ses doigts glacés.
— Sans moi, tu aurais peut-être roulé moins vite, Kenny.
Il tripota l’embrayage en pure perte. Il ne lui restait plus qu’à se ranger quelque part avant de serrer. Il n’accordait plus la moindre attention au voyant rouge. Pas beaucoup plus à ce que la fille disait, sans doute machinalement. Kenny avait pris l’habitude de sérier les problèmes: d’abord un bout de trottoir où laisser la caisse. Ensuite… Ensuite, il verrait.
Il dit à mi-voix, parce que ça lui revenait:
— Le bout de la route…
Il sentit de nouveau les doigts glacés qui ne s’attardèrent pas, tira sur sa cigarette. Une station-service ouverte, à droite. Il y aurait peut-être moyen de s’entendre. La Simca parvint à peine à dépasser les pompes de manière à ne pas embouteiller la piste. C’était vraiment le bout de la route.
Lantier était assis à son bureau, en bras de chemise. Il devait rester une douzaine de flics dans les bureaux de l’étage, tout au plus. Il n’avait pas eu le temps de s’attaquer au courrier ordinaire, qui s’amoncelait dans une corbeille de plastique rouge. Il se passa les mains sur la figure et chercha une cigarette. La langue et le palais le cuisaient. Trop de cigarettes et de cafés. Il avait de la limaille de fer sous les paupières: pas assez de sommeil. Il était en fin de carrière. Bientôt il pourrait se reposer. Farouk et Pastor, et d’autres visages défilèrent dans sa tête. Presque toute sa vie… Il avait commencé flicard, à l’époque où on portait encore une pèlerine qui pouvait se révéler dissuasive, convenablement pliée. Il avait gravi doucement les marches. Il s’était marié et avait eu deux filles. Leur mère était partie lorsqu’elles avaient fini par atteindre leur majorité. Elle se trouvait encore assez jeune pour refaire sa vie, à quarante-trois ans.