Elle l’était vraiment. Lantier en conservait un souvenir diffus, ni agréable ni désagréable. Il contempla les meubles du bureau, l’armoire forte d’un gris réglementaire, les autres en bois — il avait refusé catégoriquement le nouveau mobilier moderne, qui avait abouti dans le bureau des stagiaires —, les deux vieux fauteuils en cuir fatigué. Revint à Fabienne Aubry et à Katz. Bien sûr, qu’il avait des affaires à régler, des criminels à découvrir, des hommes à arrêter, mais brusquement tout lui parut insignifiant. Comment dirait-on, lors de son pot de départ? Qu’il avait passé la majeure partie de son existence à traquer le crime sous presque toutes ses formes? Personne ne s’exprimait plus ainsi, à moins d’être doté d’un humour imperméable. On ne parlerait pas plus de bons et loyaux services. Lantier avait trop d’expérience pour penser qu’on pût encore accorder du crédit, ou la plus petite considération, à la loyauté. Il avait été obligé de refoutre Pastor dehors, comme il avait dû relâcher Farouk. Il devait reconnaître que chacun jouait sa partition de son côté, mais que c’était le même air. Les mêmes instruments. Lantier avait utilisé tour à tour la séduction, la brutalité et le chantage pour parvenir à faire tomber des dizaines d’hommes, dont certains étaient morts, ou ressortis ou rangés, ou retournés au trou. Un petit matin, il avait dû assister à une exécution capitale… Un matin d’été, où l’air était salubre, entre quatre murs d’une cour. On n’avançait qu’à coups de cicatrices, jusqu’au moment où on n’avançait plus.
Il n’avait plus de cigarettes, et la flemme d’aller en chercher…
Un instant, il hésita, le petit bristol entre ses doigts et le rangea dans son sous-main de cuir. Entre elle et lui, il y avait Katz, qui n’était pas réapparu depuis le matin. Avec un autre patron, ce dernier serait bien contraint de rentrer dans le rang. Lantier n’avait pas le sentiment de le couvrir: Katz remplissait les marges et fournissait largement le dépôt et il n’avait pas envie de savoir comment il s’y prenait. Katz était malin. On n’avait pas prise sur lui. C’était certainement sa plus grande force, avec ce goût qu’il avait de traîner dans la rue, à l’affût de tous les coups, sur tous les plans. La rue aurait dit: un vicelard. Elle s’y connaissait. Katz faisait peur: la preuve, on l’avait dérouillé.
Fabienne Aubry avait à peu près l’âge auquel la femme de Lantier l’avait lâché. Au juste, elle ne l’avait pas lâché: elle avait pris un autre chemin. Il n’était plus temps, maintenant, qu’il en prenne d’autre. Il entrouvrit son tiroir, dans lequel il avait jeté le .357, au début de l’audition de Pastor. Il regarda pensivement la crosse combat. Il avait besoin physiquement d’une cigarette et de dormir. Il avait besoin de parler à la femme. Elle avait réveillé en lui son sentiment latent de solitude. Chaque homme muré dans sa nuit. On avait beau se faire des signes, de chaque côté des voies, le train n’en passait pas moins inexorablement avec son cortège de morts et de vivants effarés. Le revolver ne rimait à rien et pas plus la carte et la plaque qu’il devrait restituer avant de partir.
Il se trouvait seul, au cœur de la Cité et mesurait avec précision que ce qu’il avait fait n’avait servi à rien, et qu’il ne laisserait pas grand-chose. Entre la femme et lui, il y avait Katz. Entre Katz et lui, il y avait toute la lourde machine de l’administration, avec ses rouages anonymes et implacables, ses haines impersonnelles, son inexorable inertie. Lantier éteignit la lampe de bureau. Dans la pénombre, il se demanda s’il serait contraint de lâcher Katz et s’il en trouverait la force, au dernier moment, si la fraternité aurait un sens ou si celui-ci n’aurait pas l’élégance de ne pas lui laisser le choix: s’il ne prendrait pas tout seul la bretelle de sortie, ce qui était bien dans son genre.
Katz disait qu’il n’y avait qu’une seule fidélité: la fidélité à soi.
Vernois pissait le sang par le nez et la bouche, mais ses yeux jaunes n’avaient rien perdu de leur fixité. Katz le tenait par la chemise et lui cogna l’arrière du crâne contre la cloison.
— Pour qui roule Joko, Vic?
Une bulle de sang apparut au coin des lèvres.
— Tu le sais bien, dit Vernois d’une voix empâtée.
— Le monsieur, derrière, le sait pas, fit Katz en désignant Rodriguez avec son bull-dog d’un geste négligent.
— Qui c’est, ce type?
— Un type…
Rodriguez n’avait pas dit un mot, pas fait un geste. Il s’était contenté de surveiller la porte et de jeter un coup d’œil détaché à ce qui se passait dans la pièce. Il n’avait pas exactement des manières de flic. Katz avait remis le bull-dog dans sa ceinture et lâcha la chemise. Vernois s’ébroua doucement. Juste avant qu’il fonce, Katz lui expédia son poing droit en pleine face. La tête cogna contre la cloison. Vernois sentit les genoux lui manquer. L’autre type n’était pas un flic. Le pire des flics ne se serait pas comporté comme ça. Katz retint Vernois par l’épaule de veste.
— Alors?
— Va te faire mettre.
— Tu es dur à la détente. Tora, murmura Katz, ça te dit quelque chose?
Vernois s’essuya le sang d’un revers de manche.
— C’est un type à lui… fit-il lentement.
— Tu as mis du temps, Vic, ricana Katz. Il voudrait savoir pour qui roule Joko. Malek est mort, ce matin.
Vernois s’essuya de nouveau, contempla fixement le tissu taché de rouge, qui ne tarderait pas à devenir brunâtre. Il savait que Malek était mort, par la bande.
Il se doutait bien que les choses n’allaient pas en rester là. Vernois leva la tête et dit, d’une voix presque inaudible:
— Tu es la plus belle ordure que j’aie jamais vue, Katz. (Il secoua la tête, respira avec difficulté et avala du sang. Goût de cuivre, Katz n’avait pas fait trop fort, un simple échantillon de ses possibilités.) Joko bosse pour Marco. Il est rentré dans l’équipe y a pas longtemps, faut croire que le vieux est devenu cinglé. Malek, c’est lui?
— Pose pas de questions, Vic, prévint Katz. Ça pourrait énerver notre ami.
Rodriguez tourna vaguement la tête, rencontra les yeux jaunes, et se détourna sans un mot.
— Qu’est-ce qu’il fait, chez Marco? demanda Katz.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il fait? Comme lui… Vernois donna un coup de menton en direction de Rodriguez, déglutit.
Katz lâcha le rembourrage de la veste.
— Ce matin, Malek est allé chercher le paquet à la gare d’Austerlitz, fit Katz. Il a dû prendre toutes les précautions possibles et imaginables pour ne pas se faire filer. Il n’a pas pensé que les autres l’attendaient à l’arrivée.
— On pense jamais à tout, remarqua Vernois.
Il sortit un mouchoir de sa poche et se mit à se tamponner.