Il avait appelé Lantier en arrivant sur les lieux, et ce dernier n’était pas arrivé à temps. Il avait tiré sur Joko et il l’avait manqué, comme si au dernier moment il n’avait pas voulu vraiment l’abattre, alors qu’il aurait dû commencer par lui. C’était fini. Il ne regarda ni les yeux de la fille ni Rodriguez, son esprit enregistra machinalement le bruit que faisaient les deux-tons, encore très loin. Il regarda seulement de nouveau la face dévastée, l’œil exorbité, hocha à peine la tête et détala à toutes jambes, sans entendre ce que Rodriguez criait.
Il s’enfuit.
Avant que les flics arrivent…
CHAPITRE XVII
Joko roulait sur le périphérique. Il aurait dû se débarrasser de l’Ariane, mais elle roulait vite et bien, avec son gros moteur que Baby avait récupéré sur une autre chignole, une américaine, et il s’y sentait chez lui. À cause de la coke, il ne ressentait pas tellement la douleur, sauf quand il essayait de respirer à fond, il y avait seulement cet écoulement au flanc droit, lent et régulier, poisseux. Il chercha son chapeau pour la dixième fois, sur la banquette. Se demanda combien de temps un homme mettait à se vider. Dans certains cas, des heures, parfois seulement quelques minutes. Il ne roulait ni trop vite ni trop lentement.
De la part de Farouk…
Il s’essuya le front. Il suffisait de ne pas inspirer trop fort. Il n’avait peut-être rien de vital de bousillé et pressa le coude contre les côtes. Il ne sentait rien. Puis il se rendit compte que la vitesse baissait au compteur. Se reprit. Il avait conduit sous speed, ou avec une gueule de bois à tout casser. Il conduisait depuis qu’il était venu au monde, dans une grande limousine noire climatisée, une Continental aux vitres teintées, avec un climatiseur et un bar, et des sièges en cuir crème. Ou si c’était une Cadillac? Une Fleetwood… Dans une Fleetwood. Celle que le sorcier était en train de retaper à ses heures perdues dans son vieux garage cradingue, porte de Saint-Ouen, le sorcier qui avait monté le moulin dans l’Ariane. Il essaya d’atteindre le lecteur de cassette du bout des doigts et la douleur le cisailla de bas en haut, il sentit des trucs s’arracher à l’intérieur. Il était né dans une Fleetwood et remit ses doigts maigres autour du volant. Pas de musique. L’Ariane sinuait drôlement.
Après le périphérique, il y aurait l’autoroute, puis un bout de nationale et la grille télécommandée de la villa. Peut-être qu’on lui allumerait l’allée et les projecteurs du parc. Il ne savait plus quelle heure il pouvait être. Le type que la fille appelait Kenny avait essayé de se jeter sur lui, de lui arracher le Colt, mais il était à peine un peu trop loin et la lourde balle l’avait renvoyé valdinguer contre le mur, c’était la première fois que Joko tirait avec le .45 et la détonation l’avait abasourdi, en plus de la gesticulation du corps désarticulé qui avait paru encaisser une locomotive de plein fouet. Joko n’avait jamais vu un corps encaisser une locomotive. Une voiture, oui.
Il n’avait pas voulu le descendre.
Il ne comprenait pas comment il avait pu manquer le tueur au revolver.
Il ne comprenait pas ce qu’il voyait devant et dut secouer plusieurs fois la tête. Deux camions se dépassaient lentement. Joko prit machinalement la file de gauche, presque sans accélérer. Le capot de l’Ariane grignota centimètre par centimètre, on lui faisait des appels de phares, derrière, quatre phares ronds de grosse cylindrée. Il passa en troisième, accéléra. La voie était libre et la BMW effilée le dépassa comme dans un rêve.
Joko était dans un rêve. En soulevant un peu le torse, il ressentit de l’humidité au ventre, comme s’il s’était pissé dessus, mais il ne s’était pas fait dans le pantalon. Il s’en serait rendu compte. Il avait assez de self-control pour ce genre de choses. Il sentait l’arête du pistolet glissé dans sa ceinture. Il restait des balles dans le chargeur, plus qu’assez pour ce qu’il allait faire. La fille avait des yeux splendides et rien n’indiquait qu’elle paniquait, jusqu’au moment où il avait tiré sur le zigoto. Un châssis fantastique. Elle se contorsionnait à poil, dans une pièce où il y avait trop de monde… Fleetwood Cadillac… Elle avait une poitrine dure comme du bois, un physique de star, comme on en voyait dans les magazines de bodybuilding, un ventre très plat… Fleetwood… Un air de mépris dans la grimace de sa bouche. Dansait.
L’avant de l’Ariane glissait en direction de la bande d’arrêt d’urgence.
Il redressa d’un coup de poignet et la déchirure s’agrandit, on l’avait traversé avec du barbelé. Quelques heures ou quelques minutes. Il était en train de s’endormir. S’il ne faisait pas gaffe, il allait se planter. Rien de vital… Il avait passé les balises d’Orly. En mettant la semelle, il en avait encore pour une demi-heure. Il appuya sur l’accélérateur et la voiture obéit avec un temps de retard. Trente minutes.
Il demandait seulement trente minutes.
Il n’avait jamais eu envie de durer.
Trente minutes, c’était quand même pas la mort.
La rue était peuplée de fourgons et de voitures banalisées et tous les gyrophares tapaient au petit bonheur et leurs lueurs balayaient les façades et les visages et les silhouettes des flics. Des éclairs de flash électronique crevaient par rafales. Ceux des flics et d’autres. Des gardiens essayaient d’écarter des journalistes. On attendait Europe 1 et la télévision. Debout à côté de sa voiture, Lantier trafiquait à la radio. Un peu partout, des fenêtres s’étaient allumées et certains étaient même descendus dans la rue. Lantier examina l’indescriptible foutoir qu’il avait devant les yeux, sans cesser d’émettre.
Rodriguez et la fille se trouvaient à côté de lui, entourés d’inspecteurs muets. Lantier reposa le combiné dans l’habitacle, se retourna à peine. Rodriguez avait les bras le long du corps, le visage vide.
— Je lui avais dit de ne pas bouger! Rodriguez!
— Ils étaient en train de l’embarquer, fit ce dernier d’une voix monocorde. Katz s’était mis en planque…
— … Et il a ouvert le feu. Sans sommation.
— Sans sommation.
— Et il en a étendu trois pour le compte! Nom de Dieu, Rodriguez! (Lantier fit un pas en avant, comme pour lui rentrer dedans.) Vous appelez ça du boulot, bordel de merde? C’est du boulot de flic, ça? (Il avança le menton.) C’est du travail de salope, Rodriguez. C’est de la merde. Qu’est-ce qui vous a pris, bordel? (Rodriguez hocha la tête. Lantier le devança.) Autre chose: on vient de retrouver Vernois attaché au radiateur. Mort. Une balle dans la tête.
Rodriguez ouvrit la bouche et la referma plusieurs fois, un peu comme s’il se parlait à lui-même, puis il chercha dans sa poche et tendit le caillou à Lantier qui le prit et l’examina.
— C’est elle qui me l’a donné, expliqua Rodriguez.
— Elle?
Lantier regarda la fille, puis Rodriguez qui fit doucement oui de la tête. Un appel radio retentit dans l’habitacle. Lantier allait se pencher. Rodriguez l’appela à mi-voix:
— Lantier… Je suis prêt à fournir tous les rapports et toutes les explications qu’on voudra, mais pour Katz…
— Quoi, pour Katz, aboya Lantier. Quoi?
Rodriguez dévisagea tranquillement son patron et une espèce de sourire parut lui étirer les lèvres, assourdi et très patiné par le long usage de la dureté et du mensonge.