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Mais il l’avait voulu, alors?

*

Il était dix-sept heures, lorsque Lantier pénétra dans le bureau du directeur de la police. Il n’avait pas eu à faire antichambre, et les présentations n’étaient pas nécessaires. Le directeur lui indiqua un fauteuil. Lantier salua de la tête et s’assit, sortit presque aussitôt un paquet de cigarettes de sa poche.

— Lantier, fit le directeur, vous savez le propos de cette réunion?

— Oui.

— Où en sont vos investigations?

— On a retrouvé Farrugia ce matin, dans sa villa. Mort. Abattu, selon les premières constatations, par un de ses propres hommes de main. Celui que la fille a amoché au cours de la fusillade à Montparnasse. Obscur règlement de comptes. Un fonctionnaire des stups a opéré un rapprochement avec une autre affaire: une pute qui avait été plus ou moins découpée en morceaux. Il semble bien que ce soit le même qui ait opéré. Joko… Une frappe sans envergure, bien connue des services de police… La fille et l’inspecteur divisionnaire Rodriguez ont été présentés au juge peu avant onze heures… Il se peut qu’il retienne la légitime défense. (Lantier haussa les épaules.) Farouk a essayé de faire cavalier seul, et il a commis une erreur. Pas trace des cailloux, bien entendu.

Le directeur sourit. Il observa:

— Dans ces conditions, la boucle est bouclée. Et votre frère?

Lantier alluma sa cigarette.

— Quelque part…

— Vous partez bientôt à la retraite, Lantier, et nous savons que nous pouvons compter sur votre discrétion… (Lantier se tapota une incisive avec l’ongle du pouce.) Quelqu’un ici a une autre version des faits…

Un homme se pencha et Lantier n’eut pas de mal à le reconnaître: ils avaient fait leurs premières armes ensemble, et une partie de leur carrière dans le même arrondissement, mais Lhommet avait ensuite choisi le renseignement et ils s’étaient perdus de vue. Lhommet était un bon flic. Lantier tourna la tête vers lui.

— Tora, c’est ça?

— C’est cela, fit Lhommet, pris au dépourvu.

— Vous ne prouverez rien.

— Nous le savons, coupa le directeur. Lhommet…

— Nous avons Tora dans le collimateur depuis 1965. Personnalité complexe, intelligence très au-dessus de la moyenne, immense culture. Un sang-froid exceptionnel, et un très net penchant à la schizophrénie. Un battant exceptionnel, avec un goût certainement inné de la manipulation. Les Américains ont passé son profil sur ordinateur. Deux fois, il nous a paru en difficulté, les deux fois il a retourné la situation à son avantage… Une seule inconnue, mais elle est de taille: la motivation. Il y a quelques siècles, c’eût été un remarquable chef de guerre. Il se contente de management et de recherche. Spécialiste réputé de l’art précolombien…

— Farouk, rappela Lantier avec froideur.

— Il avait infiltré son dispositif. Sans grand mal, d’ailleurs. Pastor paye bien, et en liquide. Ses méthodes s’apparentent à celles des spécialistes en déstabilisation.

Lantier secoua les épaules, tira sur sa cigarette.

— Il a manipulé Farrugia. Okay! Pourquoi?

— Nous l’ignorons. Nous savons en revanche que la Mafia…

— Merde! ricana Lantier. Rien que ça?

Le directeur se pencha sur son bureau.

— Il y a beaucoup de choses que nous avons du mal à admettre, Lantier. Laissez-le poursuivre.

— Les Italo-Américains avaient envoyé un homme et des fonds pour racheter les fameux bijoux. C’était une manière de tester une dernière fois leur homme. Parce qu’ils avaient déjà décidé qu’il avait fait son temps. Le résultat ne s’est pas fait attendre…

— Pas loin d’une dizaine de morts, enregistra Lantier avec une froideur affectée d’agent comptable. Il se peut qu’il y en ait encore.

— Lantier, murmura Lhommet, il y a des années que nous sommes sur Pastor. Bien avant cette ridicule histoire d’armes dont Chanfrein vous a sans doute parlé. Les Américains aussi. Parmi toutes les sociétés de Tora, il y a une compagnie d’avions basée au Mexique, des biturbines de prospection minière. Des entreprises de transport. D’autres écrans. Lantier, vous ne savez pas que Tora possède une île à lui tout seul. Les Américains savent qu’il fait parvenir de la drogue sur leur territoire. De la poudre venue de Colombie…

— Farouk, répéta Lantier avec obstination.

Lhommet regarda le directeur immobile, hésita puis confia:

— Nous étions enfin parvenus à placer un homme dans l’entourage immédiat de Pastor. Il avait fallu des années. Il lui faisait office de chauffeur, de garde du corps…

— Et de commissionnaire, fit Lantier. (Il haussa les épaules, écrasa sa cigarette.) Malek est mort. Si les choses avaient tourné autrement, vous auriez également laissé faire…

— Oui, dit Lhommet sur un ton catégorique. Nous aurions laissé faire.

Lantier balaya l’assemblée de son regard lointain, parut la jauger et approuver de façon vague. Lhommet poursuivait: Tora avait joué avec Ségura le gambit du cavalier, mais c’était anecdotique, purement anecdotique, un simple divertissement, au regard du reste. On ne faisait pas tomber un Tora comme n’importe quel braqueur. Lantier claqua les paumes sur les accoudoirs, se leva.

Le directeur le conduisit dans une pièce contiguë.

— Je compte sur votre silence. Je sais que cela peut hérisser votre sens du devoir et votre rigueur, mais nous n’avons pas le choix.

— Vous ne tirerez rien de Tora, dit Lantier, l’esprit ailleurs.

— Peut-être, admit le directeur. Je souhaite seulement d’être encore dans ces murs lorsque nous vous offrirons votre pot de départ. Et Katz? Voulez-vous que nous chargions quelqu’un d’autre de l’affaire, maintenant qu’elle est à peu près tirée au clair?

— Non, refusa Lantier.

— Pensez-vous qu’il va… s’attaquer directement à Pastor?

Lantier dévisagea son interlocuteur. Un homme de bonne volonté. Le monde était peuplé d’hommes de bonne volonté et c’est pourquoi il y régnait un tel bordel.

— Non, regretta Lantier. Je ne le crois pas. Nous lui avons laissé la bride sur le cou, sans doute de bonne foi. Il a tenté un coup qui était au-dessus de ses forces… Sa dernière affaire. (Il sortit une cigarette, l’examina.) Il l’a manquée, pas loin de la tour Montparnasse, parce que des types embarquaient une fille… Parce que ça lui rappelait une situation identique, qui lui avait coûté des mois d’hôpital. (Il remit la cigarette dans le paquet.) Il est fini, monsieur le directeur. Fini…

*

Lantier pénétra dans une cabine téléphonique tiède où stagnait encore le relent d’un parfum vulgaire, bon marché. Il composa le numéro de la clinique, demanda le docteur Aubry.

— Toujours rien?

— Non, dit la femme.

Sa voix trahissait la nervosité et l’angoisse.

— Il faut que nous nous rencontrions, docteur.

— Oui, fit-elle. La dernière trahison, n’est-ce pas?

— Elle ne vous rapportera même pas trente deniers, fit Lantier.

— Et à vous, qu’est-ce qu’elle rapportera?

Lantier se passa les doigts sur la figure, et dit d’une voix sourde.

— C’est mon frère, docteur, et je le veux vivant. Vivant, vous comprenez!

Il martela la vitre avec la paume, une vitre poisseuse avec une paume qui ne l’était pas moins. Il y eut un instant de silence, pendant lequel Lantier serra les paupières et contracta douloureusement les mâchoires. Elle avait peut-être abandonné le combiné, puis sa voix lui parvint, étrangement douce, lavée: