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Fort de cette certitude, je choisis la droite et je me mets à courir en regardant le sol. Étrange comme le plus honnête des hommes, le plus consciencieux des poulets, parvient vite à se mettre dans la peau d'un bandit.

Je sens que le meurtrier a couru. Je retrouve ses gestes, ses moindres réflexes. Il a regardé par l'ouverture avant de sauter. Le chemin creux était désert, il a enjambé le fenestron. Il a refermé le volet. Il s'est mis à marcher posément, en direction de son auto, mais au bout de quelques mètres cela a été plus fort que lui : il a couru.

Je cours… Et je m'arrête presque illico à cause d'une petite pensée qui m'arrive dans la tourelle à gamberge. L'assassin n'est pas venu ici pour tuer quelqu'un de précis, puisqu'il était impossible de prévoir la réaction du camarade Longuant. Le toubib a piqué un coup de sang et s'est rendu chez son pseudo-confrère sans que rien ne puisse le laisser prévoir. En fait, l'assassin est venu pour surveiller, uniquement. Et s'il s'est décidé à agir c'est parce que quelque chose s'est produit, que je conçois mal, mais qui a dû rendre le meurtre nécessaire. En ce cas, un homme qui vient surveiller, laisse-t-il un véhicule longuement garé dans la campagne, au risque d'attirer l'attention ?

Je reprends ma marche, mais lentement cette fois. En découvrant le cadavre de Longuant, j'ai piqué un coup de sang et le besoin d'agir a dominé en moi le raisonnement. Seulement, la réaction commence à s'opérer. Une espèce de stabilisation interne. Pourquoi a-t-on tué cet inconnu de docteur Longuant, surgi au hasard de sa rogne dans la propriété ? A cela une seule réponse : parce qu'il était précisément médecin ! Vous parlez d'un casse-bouille, mes chérubins ! Cela équivaut à dire que le criminel savait que Longuant était toubib et que Béru, par contre, ne l'est pas. De quoi se mettre le cervelet en tortillon, non ?

J'atteins le bosquet. Pas traces d'auto ayant stationné là. La fougère est drue, emperlée de la dernière ondée. Le talus est net… Je contourne le bois et j'aperçois un terreux, juché sur un gros tracteur jaune qui scarabe cahin-caha dans un ex-champ de maïs. J'attends que l'homme ait atteint l'extrémité du sillon en cours et qu'il opère sa volte-face avant de l'aborder. En me voyant s'avancer à sa rencontre, les mains aux poches, il sourcille sous la visière luisante de sa gapette. C'est un bouseux d'une quarantaine d'années, au visage blême. Il a les arcades sourcilières proéminentes et des yeux maussades.

— Excusez-moi,l'abordé-je, auriez-vous vu un homme s'engager dans le petit chemin, soit à pied, soit en voiture ?

Il me dévisage longuement avant de me répondre. Je sens que j'ai commis une erreur. Un nabu, faut pas l'apprivoiser avant de le questionner. Il se demande qui je suis et, quel but obscur je poursuis. Il pèse le poids d'emmerdements que je suis susceptible de lui causer. Son tracteur au point mort halète comme une grosse bête méchante.

— J'ai rien vu, décide-t-il enfin…

Et, pour se justifier, pour couper court aussi, d'ajouter :

— Je regarde pas toujours vers le chemin.

Comme chaque fois que c'est le temps, l'idée géniale se pose sur ma centrale comme ma colombe sur la branche d'un pin parasol[3].

— Je vous demande ça parce que je viens de trouver un portefeuille en m'y promenant, ajoutai-je en sortant le mien de ma profonde. Y a plein d'argent dedans, mais aucun papier d'identité…

Le regard du conductracte se met à scintiller comme des cristaux de neige au soleil.

— Ah oui ? s'anime mon Ben-Hur rural.

— J'ai conclu qu'on venait de le perdre, ajouté-je négligemment. Il n'est pas mouillé, or il pleuvait y a moins d'une demi-heure, comprenez-vous ?

Il comprend. Ça se voit à sa tête dodelinante.

Je rempoche mon larfouillet :

— Enfin, du moment que vous n'avez vu personne, il me reste plus qu'à aller le porter à la gendarmerie.

Je lui décoche un petit salut de la main, et fais demi-tour. Je sens que le laboutracteur va me rappeler, comme tout à l'heure j'ai senti qu'il était arrivé une grosse misère à Longuant.

— C'est-à-dire…

— Oui ?

Je me retourne.

Le pognon, c'est un langage que les bouseux parlent couramment. Il imagine déjà cet article griffé par des mains gendarmières. Il déplore de n'avoir pas fait cette trouvaille. Il maudit le destin. Il suppose des sommes. Il convoite doucement, en trépidant des meules, comme on chauffe un verre de marc dans sa main.

— Vous m'auriez dit, une femme. Une femme, oui, je l'ai vue. Mais c'est-y un portefeuille de dame ?

— Vous savez, dis-je. Il arrive aux dames d'avoir des portefeuilles d'homme.

— Y a beaucoup dedans ?

Je ramène mon lazagnard à la lumière et j'en tire à demi une liasse de Bonapartes.

— On le dirait, oui. Elle était comment, la personne dont vous parlez ?

— Comme-ci, comme-ça, me renseigne-t-il avec une précision toute paysanne. C'était point quelqu'un d'ici.

— Jeune ?

— Il m'a semblé, mais de loin, vous savez…

— Elle allait dans quelle direction ?

— Elle est descendue d'une auto, là-bas au carrefour, et elle est partie vers le bourg.

— Comment était-elle habillée ?

— Elle portait un imperméable clair et elle avait un capuchon sur sa tête.

— Bon, je vais aller demander au pays, peut-être la retrouverais-je.

Cette fois je pars. Le tracteur se remet à tracter.

L'odeur de la resserre, un parfum de femme, alors ? Et la tache huileuse, un fixateur de coiffure féminine ?

Pourquoi pas ? Ça cadre. Faut que, j'examine ces empreintes de semelles dans la boue du sentier.

Le tracteur gronde derrière moi. Il me suit comme un gros vilain chien hargneux.

Je ne presse pas le pas, me contentant de m'écarter dans la terre non encore labourée. Les pousses de maïs sectionnées constituent une espèce de herse sur laquelle il ne fait pas bon marcher. Au moment où le cultivatracte me double, je l'interpelle :

— C'était quoi, l'auto sur la route ?

— Une déesse !

— Quelle couleur ?

— Grise, avec le toit blanc.

— Merci…

J'arpente le chemin d'une allure chasseur-alpienne. J'ordonne et coordonne et ordinate. Une D.S. grise à toit blanc a largué une dame vêtue d'un imperméable clair, coiffée d'un capuchon. Une dame qui n'est pas du pays.

Si elle n'est pas du pays, pourquoi a-t-elle emprunté ce raccourci boueux ?

Me voici de nouveau en bordure de la propriété. Je m'accroupis et, grâce à mon stylomètre, j'entreprends de mesurer les deux empreintes. Chaque pied mesure 31 centimètres de long sur 11 dans sa partie la plus large, ce qui ne correspond pas du tout à la pointure de Cendrillon, vous l'admettrez sans que j'aie besoin de vous savater les miches, j'espère ?

En somme, tout est remis en gestion (dirait le Gravos). Un homme, une femme ? Voir à Lelouch. Je continue mon chemin jusqu'au bourg. Progressivement, le sentier devient venelle. Il est bordé de murs, puis de seuils. Il décrit un coude et débouche sur une placette derrière l'église, laquelle se caractérise par un lavoir public et une pissotière, le glouglou de l'un stimulant les habitués de l'autre. Des maisons basses, un peu de guingois, cernent la place. Un ouvrier zingueur (habillé en lundi) répare un chéneau en sifflotant « Monte là-dessus ». Il lampassoude à quatre mètres du sol, assis les pieds dans le vide.

Je l'interpelle d'une voix de tribun socialiste auquel on demanderait ce qu'il pense de l'admission de Mgr Vieillot au Grand Orient de France.

— Hep ! M'sieur !

Le lampassoudeur diminue l'intensité de son briquet et penche au-dessus du vide une trogne fardée par le beaujolais.

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3

Ne vous inquiétez pas : je fais un peu de lyrisme, ce matin, mais je vais prendre un cachet.