Il opine.
— Toute la famille se réunit en effet pour assister à l'enfantement.
— J'ai croisé en venant un monsieur qui s'en allait au volant d'une D.S. grise à toit blanc et qui semblait fort pressé.
Le jardinier vieillarde de la paupière :
— Oh ! lui c'est un célèbre accoucheur.
Voilà qui m'intéresse.
Me surprend.
Me trouble.
M'effare.
— Pourquoi est-il parti alors qu'on avait tout besoin de lui ici ?
— Il a, paraît-il, été vexé qu'on fasse appel au médecin du village. Ils ont eu une altercation et le docteur Bérurier l'a chassé de la chambre, d'après ce que m'a raconté Gertrude, la gouvernante.
— Quel est son nom ?
— C'est le professeur Lamonté de l'Aie.
— Il n'est pas arrivé seul ici ?
Le jardinier gondole du regard.
— Comment ça, pas seul ?
— Tout à l'heure, dans le pays, je l'ai vu en compagnie d'une dame !
— Vous m'étonnez.
Inutile d'insister. Le ramasseur de végétaux morts va finir par me trouver un chouïa trop curieux. Je lui lance un retentissant : « Merci, mon brave, trop aimable », qui filerait des vapeurs aux dames du Pen Club, et je flânoche en direction du pavillon du roi. A l'instant où j'y parviens, je vois un vieux fané en tenue de piqueur sortir du bâtiment, un cor de chasse à la main (il vaut mieux avoir un cor à la main qu'un cor au pied). Il embouche son instrument, gonfle ses joues, et se met à sonner Le Cerf encorné. Y a pas à se tromper : la Diane, ça fait : tontaine et tatan, alors que Le Cerf encorné ça fait tontaine et tonton.
Une vague de soulagement me submerge, comme l'écrirait un membre de l'Académie française, s'il arrivait aux académiciens d'écrire.
Ainsi donc, l'enfant est né, malgré l'assistance de Béru. Triomphe de la vie !
J'assiste alors à un spectacle émouvant. Un cortège sort du château et marche sur le pavillon d'accouchement. Le composent : des douairières, des douairiers, des messieurs portant la cravate de commandeur, des messieurs habillés en académiciens (justement moi qu'en causais y a deux secondes !), des mères supérieures, des chevaliers d'industrie lourde, des généraux, des avocats, des avocats généraux, des prélats, des petites filles modèles, des petits garçons en costume marin, des amiraux en enfance, des comtes à rebours, des P.-D.G., des Pédés Q, et toute cette espèce d'humains dont la mission en ce monde est, semble-t-il, de poéter plus haut que son luth.
La valetaille suit : nurses, maîtres d'hôtel, palefreniers, cuisinières, femmes de chambre. La cohorte cerne le pavillon ! On ne me prête pas la moindre attention. On attend que le piqueur ait fini ses sonneries. Quand il débouche enfin, l'assistance applaudit. Les ecclésiastiques récitent un autre paire et un navet Maria pour s'exercer la bénédiction. Le poète alexandrine en affûtant du Victor Hugo. Les généreux généraux prédisent l'enfant saint-cyrien et le passent d'emblée à la casoar. C'est la liesse nobiliaire. La vieille comtesse de Pranhmois de Bazanhot, qu'on a rasée de frais pour la circonstance, se détache (avec du K2 R) du groupe. Sur le seuil, un homme puissant, superbe et généreux, vient d'apparaître.
Il est en bras de chemise. Son chapeau est rejeté en arrière. Sa trogne congestionnée flamboie à la lumière du jour.
— Eh bien, docteur ? lui lance la comtesse, que nous baillez-vous ?
Le terme, mal assimilé par Béru, le fait effectivement bâiller.
— Vous pouvez dévisser peinarde, maâme la comtesse, déclare-t-il, profitant de ce que sa bouche est grande ouverte, c'est pas encore maintenant que vot' lignée se mettra sur la voie de garage. Vous venez de toucher un de ces polissons de huit livres que si j'avais pas passé ma jeunesse à aider mon vieux à tirer des veaux, vous pourriez toujours l'attendre à la sortie des artistes ! Ah ! le salaud, il m'en a donné du fil à retordre ! Mais enfin il est là et bien là : gueulard comme une marchande de poissecaille, avec un bitougnot dont ce général que j'aperçois ici est pas certain d'avoir le pareil ! On m'avait dit que le sang bleu s'étiolait, je m'ai aperçu que c'est du flan, maâme la comtesse, ou bien alors la maman s'est payé un extra avec le maréchal-ferrant du coin !
La société se tait, pétrifiée par la déclaration du médecin. Puis ces nobles gens s'entre-dévisagent et un formidable rire fait tinter les décorations des hommes, les corsets des dames et les instruments de travail des religieux. J'entends fuser des « Impayable ! Pittoresque ! Follement drôle ! A mourir ! »
— Comment va la mère ? s'inquiète la comtesse.
— Prête à remettre le couvert, maâme la comtesse, riposte Béru. C'est de la poulinière surchoix. Avec une pondeuse de ce gabarit dans la famille ; y aura bientôt plus de vicomtes que de cultivateurs dans le patelin.
Une grincheuse en blouse blanche sort du pavillon. Je devine qu'il s'agit de Gertrude, la gouvernante mentionnée ci-dessus par le jardinier. Elle s'approche du groupe dont la formation n'a pas bougé : toujours la douairière par-devant et les ci-devant par-derrière. La dame en blanc chuchote des choses à l'oreille de la comtesse qui s'exclame à travers son dentier :
— Non ! Qu'apprends-je !
Je pressens du grabuge.
— Docteur, s'égosille-t-elle, que me raconte-t-on ! Vous auriez renvoyé et même molesté le professeur Lamonté de l'Aie ?
— Si c'est du mironton qu'est venu me jouer les briseburnes en plein turf que vous causez, comtesse, je l'ai effectivement viré de bord, et y avait de quoi ! Juste comme je commençais de dépoter votre petit brigand, voilà-t-il pas cet ex-cogriffe qui prétendait me remplacer et qui m'esclamait sous le nez à propos de mes méthodes !
— Juste ciel ! mais il s'agit du plus grand accoucheur de France !
— Ça ne l'a pas empêché de prendre mon escarpin dans le baigneur, comtesse, répond le Magistral avec un début d'emphase dans le geste et dans le ton.
Et brusquement, son moteur tournant à 3000 tours, il passe la troisième et s'emballe :
— Enfin quoi, merde, tonne le Décontractuel, je viens de laisser quimper mon vécé[5] de médecin pour délardonner vot' bru. Je suçant-quest-haut pour y arriver, vu que je tombe sur un petit ogre rétif, et le remerciement c'est une engueulade parce que j'ai expédié à dache votre tire-jambon à partie-cul ! J'ai rien du sagouin, comtesse, mais je me demande si le coup de la Bastoche ça n'a pas été pain bénit pour vous autres, les blases à rotule. Avec vot' mentalité, on vous eusse laissé le manche que le S.M.I.G. ça serait encore une poignée de fèves et qu'on vous ramerait la galère ! Si vous voudriez que je vous cause le fond de ma pensée, je suis pas contre ce coup de bistouri à Louis XVI ; il a peut-être décoiffé vot' monarque, mais il a remis les choses en place !
Sur ces nobles paroles (si j'ose user de ce qualificatif pour saluer une aussi démocratique diatribe) le Mastar enfile sa veste qu'il tenait sous le bras et, fendant la foule silencieuse, s'éloigne sur l'esplanade où des feuilles mortes en rupture de râteau se poursuivent comme des chiens fous.
Je le course :
— Ohé ! Mirabeau !
Il se retourne et, m'avisant, s'épanouit.
— Sans charre ! T'étais là, mec ?
— Et fier d'y être, Alexandre-Benoît ! Ce que tu as la parole facile !
Il rabat son bitos en avant.
— J'ai eu raison ou pas, de lui river son clou, à mémère ? Ces gens-là, San-A., ce qui les nuit, c'est leur manque de logique. A l'heure où qu'on se demande par qui on va être atomisé, ils en sont à chicaner sur la bienséance. Et c'te manie de jouer du cor pour annoncer l'arrivée de leur Jésus, dis ? Tu trouves pas que ça manque de simplicité ? Si ça se trouve, le môme que je viens de déballer, il deviendra peut-être bandit de grand chemin, banquier véreux, vermot-sexuel, député ou percepteur !