Sa voix s'enfle encore.
— Et si jamais j'apprends que votre médecin malgré-lui a commis une faute professionnelle grave, je ne vous demanderai pas votre démission à tous les trois, mais c'est moi qui donnerai la mienne, vous m'entendez ? C'est moi !
Cling !
Il a raccroché.
J'en fais autant. D'un pas flottant, j'ouvre la porte du placard, dans la salle à manger et je sors une boutanche du placard.
— Vous prendrez bien une goutte de cognac avec moi ? proposé-je à notre femme de malheur.
CHAPITRE VII
LES ÉVÈNEMENTS NE SE PRÉCIPITENT PAS MAIS ILS PRÉCIPITENT PAS, MAIS ILS PRÉCIPITENT PINAUD CONTRE UNE CAMIONNETTE
— Tu vas causer, dis, bourrique ! Tu vas causer ?
— Mais je vous ai dit la stricte vérité, bêle un organe que je connais bien.
Je ne pense pas qu'on puisse parcourir la distance Paris-Saint-Turdoré en moins de temps que je viens de le faire, au volant d'un véhicule à essence. Je garde dans la rétine un écheveau de raie jaune et une palissade de poteaux électriques.
La voix rouleuse d'rrr reprend, plus âpre que dans la première strophe de son hymne passageatabesque :
— T'es p't' être ficelle, mais j'y serai plus que toi, espèce, de vieux espédérate !
— Je vous interdis de me traiter d'inverti ! clame en trémolant le malheureux Pinuche.
— Ah ! ouais ? Prends ça, c'est le deuxième avertissement !
Une beigne sonore fait un bruit de ballon rouge qui éclate. Elle est suivie d'un bris de vitre.
La misérable voix de la Vieillasse retentit, tragique à force de mutilation.
— Mon sentier, mon sentier ! s'enlise-t-elle. Il est fâché char la fenêtre !
Jugeant la scène suffisamment chauffée au rouge, je pousse la porte sur laquelle il est écrit « Entrée interdite », ce qui me découvre un spectacle que n'eût point désavoué Bertolt Brecht.
C'est l'Opéra de deux ronds, mes fils !
Père Courage !
Imaginez Pinuchet, dans sa belle robe de chaisière, mais sans sa perruque à chignon, sans sa moustache et sans son râtelier, assis sur un tabouret, menottes aux poignets, avec, en face de lui, le plus terrific brigadier de gendarmerie qu'on puisse cauchemarder lorsqu'on est trimardeur. Le brigadoche mesure un mètre quatre-vingt-dix, sans ses talons hauts. Il a une bonbonne à la Raimu, un gros pif en forme d'aubergine, des yeux de chien de chasse, des joues comme une paire de fesses et une bouche qui, bien greffée, pourrait servir de trou de balle à une jument désanussée.
— Ce que vous voulez, vous ! impérative-t-il en me voyant surgir sur le terrain de ses exploits.
— Je réclame un temps mort, brigadier !
— Aaaah ! San-Antonio ! bavoche Pinoche, avec le râle satisfait qui s'échappe d'un naufragé auquel on vient de balancer un filin.
Le gendarme-chef caresse lentement sa grande main endolorie. Une lueur indécise passe dans ses yeux. Profitant de son début de trouble, je m'avance sur lui en brandissant ma carte.
— Commissaire San-Antonio ! De quel droit molestez-vous l'un de mes plus précieux collaborateurs ?
Le gars gradé lit ma carte et laisse retomber ses bras gendarmeurs.
— Ainsi, c'était donc vrai ! bafouille-t-il.
— Quand che fous le bisais ! triomphe Pinochard.
Il tourne vers moi ses yeux bordés d'hématomes violets et de reconnaissance dorée.
— On peut dire que tu arrives à temps !
C'est tout le bonhomme, ça ! Il a la bouille en compote de pois cassés, son râtelier a valdingué par la fenêtre, et nonobstant, il estime « que j'arrive à temps ».
Il faut être foncièrement bon pour formuler une pensée aussi attendrissante, vous ne croyez pas, mes zèbres ?
— J'attends vos explications, brigadier, fais-je sévèrement au tourmenteur de la Vioquasse.
C'est ainsi l'amitié, mes poules : on arrive fou de rage, bien décidé à faire une tronche au carré au crétin de Pinuche, et puis on le voit si désemparé, si mal en point, si foncièrement gentil, qu'on s'en prend dare-dare à son massacreur.
— Monsieur le commissaire je suis atterré ! Si j'avais pu me douter… Les circonstances…
— Commencez par lui ôter ses menottes, je vous prie ! Des poucettes, à l'un des plus fins limiers de la police française !
— Il… il n'avait pas de papiers… et…
Le gros pandore penaud dont dépendait Pinaud[10] tremble en déverrouillant l'Entravé de frais.
— Un inspecteur principal Pinaud a besoin d'avoir des papiers sur lui pour être cru d'un simple brigadier de gendarmerie ! tonné-je. ça va faire des vagues, mon ami ! Ça va faire des vagues. Notre directeur, qui m'envoie ici toute affaire cessante, me l'a déclaré sans mâcher ses mots. « Mon petit San-Antonio, m'a-t-il dit, précisez à ces messieurs de la maréchaussée que des têtes tomberont ! »
Le Raimu de la giberne prend des colorations de viande avariée.
— Mais regardez dans quel état il était… En mon âme et conscience…
— Laissez tomber les programmes de télé ! Ce que je vois, c'est l'état dans lequel vous l'avez mis !
Libéré de ses entraves infamantes, Pinaud se dresse et caresse ses plaies du bout des doigts, comme s'il s'essayait à lire les Trois Mousquetaires y traduits en braille.
— Oh, laisse, San-A. ! murmure la belle âme. Ça n'est pas entièrement la faute de Narcisse… Car vous vous appelez bien Narcisse, n'est-ce pas ? demande-t-il au gendarme.
L'interpellé travaillerait à l'opéra, vous le feriez entrer dans un trou de petit rat.
— Oui, en effet, comment le savez-vous, monsieur l'inspecteur ?
— J'ai entendu quand votre dame est venue vous demander si vous étiez d'accord pour finir au dîner le ragout de midi…
De victime, la Vieillasse devient avocate.
— Que veux-tu, San-A., disserte la Relique, mettons-nous à la place de Narcisse… J'ai un accident. Il intervient, c'est son rôle. Il me demande mes papiers : dans ma précipitation je les avais oubliés… Il s'aperçoit alors que je ne suis pas un homme, mais une femme ; non, excuse : que je ne suis pas une femme, mais un homme. Moi, je lui dis mon identité. Il demande confirmation au patron, et celui-ci, sans même vouloir me parler, raccroche. Narcisse me prend pour un menteur et s'inquiète de savoir à qui est l'auto. Il découvre, au service des cartes grises, qu'elle appartient à un médecin… Du coup, il me tarabuste pour savoir la vérité. A sa place, j'aurais fait pareil. Tu n'aurais pas une cigarette ?
C'est Narcisse qui lui propose son paquet de Gauloises. Voilà des siècles que je n'ai pas vu Pinuchet avec une pipe entière au bec. Ça lui modifie la physionomie.
— Excusez, je vais essayer de récupérer mon dentier, ajoute-t-il.
Je m'aperçois alors que, depuis un instant, j'ai oublié de déformer ses paroles, aussi vous prié-je de me pardonner et de rectifier vous-même, à la main, sur le livre. Pour ce faire, je demande au linotypiste de bien vouloir laisser un double interligne dans les répliques de mon camarade, depuis : « Oh, laisse, San-A. ! etc. » Merci.
— Bougez pas, m'sieur l'inspecteur principal, j'y vais personnellement ! s'empresse le brigadier.
A peine est-il sorti que je cramponne mon pote par son corsage.
— Bougre de vieille guenille, tu m'en fais de belles ! aboyé-je. Tu vas m'expliquer un peu…
Sa cigarette lui tombe des lèvres. Il palpite des clignotants en geignant.
— Oh, non, Fan-A., fais eu ma dose !
Amadoué, âme à douer, amas doux hé ! amadou haie[11], Amade, où est Amade, où est Amade ?[12] Amadoué, reprends-je pour la bonne forme, je le lâche.
11
C'est plus tenable. Qu'est-ce qu'il faut faire ? Vous croyez que j'ai trop de phosphore ?