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La voilà qui se fout à hoqueter, à loqueter.

— Laissez ! lui fais-je d'un ton tellement maussade qu'elle s'arrête de geindre. Du moment qu'on n'y peut rien, à quoi bon chialer ! Pourvu qu'ils m'offrent un coup à boire avant de m'achever, c'est tout ce que je demande…

Je tends l'oreille. Le blond explique à ses complices qu'ENSUITE ils couleront du ciment pardessus et scelleront l'établi sur cette plate-forme. J'ai idée que notre mausolée ne sera pas celui de tout le monde, mes petits. Cela dit, j'aime autant avoir un établi sur ma tombe qu'une de ces conneries de marbre qu'on voit dans les cimetières. Les pleureuses, les colombes, les vasques, les urnes, les jardinières de grosses légumes, les photos enchâssées, les ex-votos en chaussette, les in memoriam en bronze, les plaines dorées, les couronnes de perlouzes dont les inscriptions se gondolent déjà au départ, toute cette quincaillerie qu'on a coutume d'appeler l'art funéraire, me débecte. Faut toujours que ça pharaone à qui mieux mieux, acquis vieux vieux ! Et je te mausole, mon époux inoubliable ! Je te marbrise ! Je te bronzine ! Je te regrette au ciseau à froid. Moins froid que toi, gars, cependant, puisque la paluche du graveur le réchauffe. Rince-toi bien la dalle, mon pote ! Et joue pas à l'esprit malin sinon tu seras privé de chrysanthèmes à la prochaine Toussaint !

Va pour l'établi, symbole de travail. Quand la barre de l'étau sera en travers, ça nous composera une croix qui vaudra bien les autres.

Le blond allume une cigarette et s'approche d'un avion qu'il examine avec intérêt. Ensuite de quoi, il sort…

— Donc, vous êtes devenue la maîtresse de ce Berthoux ? enchaîné-je.

Elle ne répond pas. Un peu prostrée, la dame. Ma soif croît et embellit. Je dois me farcir un petit quarante des familles sans forcer.

— Hé ! répondez, ma beauté ! Bavardons pendant que nous en avons encore le loisir, la parole est l'apanage des vivants !

— C'est affreux !

— Affreux par rapport à quoi ? Vous me racontez un tas de dégueulasseries et votre sort vous paraît moche ! Mais, ma toute belle, ce qui est affreux, c'est notre vie, pas notre mort ! Je veux connaître la suite, je suis un vorace du fait divers.

— Je pense que mon mari a eu des doutes, reprend-elle. La dernière nuit…

— Vous parlez de « SA » dernière nuit à lui ?

— Oui. Il m'a réveillée, il était tout habillé. « On vient de m'appeler pour un accident, m'a-t-il dit. » Et il est parti… Enfin, il a fait semblant de partir. En réalité il a seulement fait claquer la porte et s'est caché dans la maison…

— Et vous, vous avez couru jusqu'au lit de l'ami Berthoux ?

— Oui. Charles nous a pris en flagrant délit. Ça a été une scène épouvantable.

— On comprend ça !

— Je crois qu'il en voulait presque plus à son ami qu'à moi-même…

— On comprend toujours ça, opiné-je.

Sa bonne femme, il devait vaguement savoir à quoi s'en tenir à propos de sa vertu… Tandis que le vieux compagnon de guerre… ça fait mal ! Mais c'est ainsi… Un homme marrida serre des tas de mains fraîchement sorties de la culotte de leur mémère.

— Dans sa fureur, Charles a déclaré qu'il allait alerter la police pour lui remettre Berthoux. Il refusait d'être le complice d'un traître qui bafouait son amitié et les lois de l'hospitalité…

— Sa réaction me paraît normale.

— Il est descendu dans son cabinet.

— Berthoux l'a suivi et l'a descendu dans son cabinet, ricané-je, vaguement amusé par cette similitude de termes, malgré l'inconfort de ma situation.

— En effet, balbutie Mathilde.

— C'est pas joli joli, tout ça, madame Favier.

— J'ai chèrement expié, répond-elle.

« Et c'est pas fini », songé-je.

— Après son meurtre, qu'a fait Berthoux ?

— Il m'a dit que nous devions effacer les traces de son séjour à la maison et qu'il allait partir. Il s'est enfui, en pleine nuit, avant que je donne l'alarme.

— Vous avez eu de ses nouvelles, depuis lors ?

— Pas la moindre. Je n'ai rien dit à cause de mon fils. Je ne voudrais pas qu'il sache la vérité. On m'aurait accusée de complicité et…

Je me dis que ça ne l'a pas empêchée de s'expédier aux azimuts, pas plus tard qu'hier soir, avec un dénommé San-Antonio, dit l'Apollon de la Rousse !

— Bon, abordons le chapitre des autres.

— Le lendemain des funérailles de mon mari, les deux hommes qui nous ont amenés ici, sont arrivés chez moi. Ils paraissaient être au courant de tout.

— A propos du séjour de Berthoux ?

— Oui, et de son meurtre. Ils m'ont raconté que Berthoux leur avait joué un mauvais tour et qu'il avait dû cacher quelque chose à la maison. Quelque chose qu'il fallait que je les aide à récupérer, sinon il allait m'arriver des ennuis, à moi et à mon fils. J'ignorais ce dont ils parlaient…

— Berthoux ne vous a jamais parlé du quelque chose en question ?

— Jamais ! J'ai cru que ces hommes allaient me torturer, mais ma bonne foi a dû leur paraître évidente, car ils se sont contentés de fouiller toute la maison de fond en comble. Ils n'ont pas trouvé ce qu'ils cherchaient. Ils m'ont alors déclaré que si quelqu'un essayait de me contacter ou que si un élément nouveau se produisait, je devais les avertir immédiatement. Pour ce faire ils m'ont laissé un numéro de téléphone…

— A Paris ?

— Oui : Port-Royal, quelque chose, je n'ai pas la mémoire des chiffres.

— Qui deviez-vous demander ?

— Je devais simplement dire que Mme Favier avait un message urgent pour M. Haben.

— Quand les avez-vous prévenus ?

— Lorsque j'ai découvert ce cadavre dans le coffre hier matin. J'étais épouvantée…

Épouvantée, mais elle l'a tout de même hissé au premier en le halant à l'aide d'une corde, joyeuse besogne !

— Après bien des hésitations, j'ai appelé ces gens dans l'espoir qu'ils me débarrasseraient du mort.

— Ça s'est déroulé comment, ce coup de fil ?

— Comme convenu, j'ai dit que j'avais un message urgent pour M. Haben.

— Ensuite ?

— On m'a ordonné de rester en ligne. Puis une voix m'a demandé ce qui se passait. J'ai expliqué à mots couverts…

Je me demande comment on peut expliquer par téléphone, à mots couverts, qu'on vient de dénicher un cadavre dans le coffre à bois, mais passons.

— Mon interlocuteur m'a répondu qu'il enverrait quelqu'un dans la nuit ou au petit matin. Il a ajouté qu'au cas où il y aurait du danger, je devrais accrocher un linge blanc à la fenêtre du premier étage. Je ne sais pas comment…

— C'est moi qui ait arraché la serviette, avoué-je.

Elle doit se dire, la veuvasse, que c'est pas ce que j'ai fait de mieux dans ma vie.

— Pourquoi veulent-ils nous tuer ? soupire-t-elle, comme en jaspinant à elle-même.

— Parce qu'ils trouvent que nous savons trop de choses et que ce sont des gens prudents.

Cette fois je suis à bout. Mon individu se balance dans des limbes.

Ma curiosité professionnelle s'effiloche, s'estompe. Il ne reste plus en moi que ma soif. Elle frappe dans toute ma chair. C'est la soif qui bat à mes tempes. C'est la soif qui met du feu dans mon dos et qui mouille mes cheveux. C'est la soif qui enfonce des clous rougis dans le creux de mes mains. O ! Félicie, où es-tu ? Approches-toi de moi avec ton vieux pichet plein de jus d'orange glacé… Je me crois dans notre pavillon de Saint-Cloud. Là-bas, je lis le passé de chaque objet à cœur ouvert. Quand on prend le caoua, m'man et moi, il y a le reliquat de quatre familles dans les deux tasses et les deux sous-tasses. Voilà que je débigoche, mes frères. Ça lambeaute sous ma coiffe. Je me dis des phrases sans suite. Les monuments de Paris sont des lieux communs ! Pourquoi, la dame pipi des chiottes de bistrot est-elle obligée de coller une pièce de cent balles dans le fond de sa sébile ? Malhonnêteté, reine du monde ! Rênes d'immonde ! Les robot et les rebelles ! Le soldat allemand est le meilleur soldat du monde, et le soldat français le meilleur civil ! Ah ! comme je hais les bouquetières de restaurant qui vous contraignent à un geste que vous n'avez pas pensé. Frank Pourcel est un compromis entre l'accordéoniste Aimable et la Philharmonique de Berlin ! J'ai soif ! J'ai soif ! Soif ! La Soif, d'Henry Bernstein ! C'est à boire à boire, à boire. C'est boire qui nous fait défaut, ô, ô, ô, ô !