— Passez-moi la gendarmerie ! dit Pinuche.
— Fais gaffe ! conseillé-je, le sieur Haben remue.
Pinaud se marre doucement. Il se tourne de biais afin de me découvrir la mitraillette accrochée à son épaule.
— Pour qui me prends-tu, San-Antonio ?
— Ils seront là dans une demi-heure, annonce triomphalement mon valeureux collègue.
Il raccroche !
— Tu ne prendrais pas un petit quelque chose ? me demande-t-il en louchant sur la cave à spiritueux.
— De l'eau ! supplié-je. Un plein seau d'eau, Pinuche.
De saisissement, il laisse dégringoler sa sulfateuse.
— De l'eau, toi ! ! !
Puis, secouant sa rite chenue.
— Il est vrai que tu as de la fièvre. Moi, si ça ne te fait rien, je t'accompagnerai avec un cognac.
Je bois comme au cinéma, dans les films sur les naufragés du désert, quand les pauvres acteurs rôtis par les sunlights étanchent à l'oasis miraculeuse une soif en gévacolor. Ça me dégouline sur le menton, dans le cou, sur la poitrine… C'est bon, c'est salvateur, c'est mouillé !
Le Relique m'arrache le pichet des mains.
— Assez pour maintenant, j'ai lu quelque part que…
— Tes lectures médico-conciergesques, remets-les-toi quelque part, Vieille noix véreuse, et laisse-moi écluser à satiété !
— Pas question ! Je n'ai pas envie que tu NOUS fasses des complications intestinales !
— Tu parles, je vais probablement crever de ce coup de surin, alors les complications…
Il branle son chef de chaisière.
— Ne me fais pas rire : sans ma moustache, ça ne me vas pas. Mourir, toi ! D'un malheureux coup de poignard dans le dos ! Je sais, tu me dirars : Henri IV. Seulement lui c'était dans la poitrine. Si la lame t'avait touché le guignol on serait plus là à en discuter. Si elle t'avait atteint la moelle épinière, tu serais paralysée. Conclusion, il s'agit d'une blessure bé-ni-gne !
— Merci pour la consultation, grommelé-je, seulement je trouve que deux médecins parmi me coéquipiers c'est beaucoup. J'en ai ma claque de cette affaire de toubibs…
Mes préoccupations policières se remettent en branle, tout doucettement.
— Comment se fait-il que tu sois arrivé jusqu'ici ?
— Ah ! tout de même, soupire Pinaud, radieux. Ton manque de curiosité m'inquiétait.
Il aime narrer, César. C'est un relateur-né. Un rapporteur organisé. Sa phrase est riche, coulissante, variée. Ses épithètes nombreuses. Ses verbes recherchés. Ses noms précis. Il brosse le décor, restitue l'atmosphère, ménage l'effet. La lenteur accroît l'intérêt du récit. Jugez-en plutôt.
— Tu n'ignores pas que ce bon Narcisse m'a raccompagné à Caducet, avec une obligeance qui vraiment…
— Je sais aussi que vous vous êtes pionardés comme des gorets, ensuite ?
Il sourcille, mais, comme des caravaniers exténués, passe outre.
— Ce matin très tôt….
— Attends, coupé-je ; tu me raconteras ça plus tard !
Le père Pinaud est cisaillé. Il me regarde de son œil jaunâtre de vieux bourrin de mine remonté avant la complète cécité.
— Hein ?
— La seringue que préparait Haben est toujours sur la table ?
— Oui.
— Pleine ?
— Oui.
— Fais-lui la piqûre !
— Que je lui fasse ? se croit-il obligé de répéter.
— Et grouille. Nous deux, on a le temps de se mettre à jour, tandis que le gentleman que voici ne va pas tarder à nous dire adieu…
— Est-ce bien raisonnable ? s'inquiète le Navré.
— Et ta grand-mère, elle est raisonnable ? Fais ce que je te dis…
— Une élémentaire question d'humanité…
— Tu nous l'écriras… Pique-le, tonnerre de Zeus !
Vaincu, mais non convaincu, le Déchet s'exécute. En le voyant approcher, Haben gigote.
— Non, je vous en supplie ! râle-t-il.
— Plante-le, merde ! hurlé-je, en voyant encore hésiter mon ami. S'il tenait la mitraillette, il s'amuserait à écrire ses initiales dans la peau de ton bide. Tout à l'heure, souviens-toi : il parlait de te découper en rondelles, comme un vieux sauciflard de chèvre !
— Tu m'en auras fait faire des trucs, marmonne Pinuche en enfonçant l'aiguille dans le prosper du blessé.
Haben a alors une réaction sublime. Il se met à cogner sa tête contre le mur. Il ne veut pas parler. Il préfère en finir avant que la drogue balaie sa volonté.
— Colle-lui un coussin sous la tronche, il va s'assommer, cet animal !
La tête d'Haben s'immobilise dans le creux d'un coussin de velours.
— Je l'ai achevé ? demande le Croulant.
— Penses-tu. Sa drogue doit au contraire rendre euphorique puisqu'elle invite aux confidences. Ça marche, Haben, la vie est belle ?
Un grognement me répond.
— On est bien, Haben ?
— Oui.
Sa voix est faible. Un murmure !
— Tu m'entends bien, dis, vieux frère ?
— Oui.
— Je me rappelle plus le numéro de téléphone de notre P.C. de Paris… Tu l'as en tête, toi ?
— Port Royal 57–49.
Je fais signe à Pinuchet de prendre des notes : le gars est à point, j'ai la preuve qu'il ne nous berlure pas.
— On travaille pour quel réseau, déjà ?
— Les Frères Noirs…
Je l'aurais parié[27].
— Secteur européen ?
— Oui.
— Ce coup fumant, avec Berthoux, qu'est-ce que c'était, déjà ?
— Le Tupolev…
— Raconte, je me rappelle plus…
— On l'a fait exploser en vol…
Mince, y a bientôt deux mois de ça, je me rappelle « l'accident ». L'appareil s'est abattu en Allemagne occidentale.
— Au-dessus de l'Allemagne, hein, Haben ?
— Oui.
— La bombe était télécommandée ?
— Oui.
— Par toi ?
— Oui.
— Vous aviez tout minuté, hein ?
— Oui, tout !
— Pourquoi cet… accident ?
— A cause de la valise plombée…
— Berthoux était chargé de la récupérer dans l'épave de l'appareil ?
— Exact.
— Et que contenait-elle ?
— Du mégatzornium thermossiphil !
— Merde ! ne puis-je m'empêcher de murmurer[28].
— C'est quoi le truc dont il parle ? me chuchote Pinuche.
— Un nouveau minerai récemment découvert en Amérique Centrale et qui va permettre la fabrication de bombes atomiques cent vingt-trois mille fois plus puissantes que les plus puissantes réalisées jusqu'à ce jour, lui expliqué-je, en homme qui lit Planète consciencieusement.
Il va pour en demander davantage, mais je lui fais signe de la boucler.
— Haben, t'es toujours en ligne, mon pote ?
— Oui.
— Cette valise, Berthoux a essayé de se l'approprier ?
— Oui.
Évidemment, sa fortune était assurée. N'importe quelle grande puissance la lui aurait rachetée une somme fabuleuse.
— Vous lui avez donné la chasse… Et vous l'avez retrouvé ?
Les « oui » du blessé sont de plus en plus imperceptibles. J'ai l'impression qu'il se déguise doucement en moribond…
— Une première fois, il est parvenu à vous échapper, bien que vous l'ayez blessé ?
— Oui…
Son oui ? Une petite goutte d'eau tombant dans une flaque. Il s'éteint. Ma voix doit lui sembler déjà céleste. Je connais : je sors d'en prendre.
— Il vous a fallu plusieurs jours pour retrouver sa trace… Où était-il ?