— Elle est descendue d’une auto, là-bas au carrefour, et elle est partie vers le bourg.
— Comment était-elle habillée ?
— Elle portait un imperméable clair et elle avait un capuchon sur sa tête.
— Bon, je vais aller demander au pays, peut-être la retrouverais-je.
Cette fois je pars. Le tracteur se remet à tracter.
L’odeur de la resserre, un parfum de femme, alors ? Et la tache huileuse, un fixateur de coiffure féminine ?
Pourquoi pas ? Ça cadre. Faut que, j’examine ces empreintes de semelles dans la boue du sentier.
Le tracteur gronde derrière moi. Il me suit comme un gros vilain chien hargneux.
Je ne presse pas le pas, me contentant de m’écarter dans la terre non encore labourée. Les pousses de maïs sectionnées constituent une espèce de herse sur laquelle il ne fait pas bon marcher. Au moment où le cultivatracte me double, je l’interpelle :
— C’était quoi, l’auto sur la route ?
— Une déesse !
— Quelle couleur ?
— Grise, avec le toit blanc.
— Merci…
J’arpente le chemin d’une allure chasseur-alpienne. J’ordonne et coordonne et ordinate. Une D.S. grise à toit blanc a largué une dame vêtue d’un imperméable clair, coiffée d’un capuchon. Une dame qui n’est pas du pays.
Si elle n’est pas du pays, pourquoi a-t-elle emprunté ce raccourci boueux ?
Me voici de nouveau en bordure de la propriété. Je m’accroupis et, grâce à mon stylomètre, j’entreprends de mesurer les deux empreintes. Chaque pied mesure 31 centimètres de long sur 11 dans sa partie la plus large, ce qui ne correspond pas du tout à la pointure de Cendrillon, vous l’admettrez sans que j’aie besoin de vous savater les miches, j’espère ?
En somme, tout est remis en gestion (dirait le Gravos). Un homme, une femme ? Voir à Lelouch. Je continue mon chemin jusqu’au bourg. Progressivement, le sentier devient venelle. Il est bordé de murs, puis de seuils. Il décrit un coude et débouche sur une placette derrière l’église, laquelle se caractérise par un lavoir public et une pissotière, le glouglou de l’un stimulant les habitués de l’autre. Des maisons basses, un peu de guingois, cernent la place. Un ouvrier zingueur (habillé en lundi) répare un chéneau en sifflotant « Monte là-dessus ». Il lampassoude à quatre mètres du sol, assis les pieds dans le vide.
Je l’interpelle d’une voix de tribun socialiste auquel on demanderait ce qu’il pense de l’admission de Mgr Vieillot au Grand Orient de France.
— Hep ! M’sieur !
Le lampassoudeur diminue l’intensité de son briquet et penche au-dessus du vide une trogne fardée par le beaujolais.
— C’est à moi que vous causez ?
— Auriez-vous vu passer il y a un moment, une dame en imperméable clair ?
Un peu comme l’a fait le cultivatracte tout à l’heure, il m’envisage d’un œil incertain, avec l’air de se demander pourquoi je lui pose ce genre de questions, ce qu’elle peut lui couter, ou, éventuellement, lui rapporter.
— Pourquoi ? élude-t-il.
— Parce que je la cherche, lui réponds-je.
La spontanéité et le ton pénétré de ma riposte le satisfont.
— Je l’ai vue, oui. Elle est allée rejoindre un monsieur qui l’attendait sur la place dans une voiture.
— Une D.S. grise à toit blanc ?
— Y’ m’ semble.
— Il était comment le monsieur ?
— Alors là. Vu d’ici, j’ai pas pu le voir.
— Ils sont repartis ?
— Dès que la dame a été là, oui, pourquoi ?
Je lui lance une réplique susceptible de lui donner toute satisfaction :
— Pour rien !
Puis je regagne le lieu des tueries.
En remontant (car elle est en pente) la grand-rue de Caducet-sur-Parbrise j’aperçois, non loin du Plat d’Etain, ma voiture et celle de Longuant sagement rangées dans une impasse servant de parking à l’hôtel. L’automobile du défunt toubib est une Austin noire, immatriculée 75, dont la lunette arrière et le pare-brise s’ornent d’un caducée rouge qui fait songer au sigle du Saint. Je marque un temps d’arrêt. Ainsi donc, cette auto trahissait la qualité de mon compagnon d’observation.
Si le (ou les) meurtrier(s) surveillait(ent) les abords de la maison, il n’a (ou n’ont) pas manqué d’enregistrer ce détail.
Je traverse la rue et sonne à la porte. Pinuche m’ouvre presque immédiatement, la frime mélancolique. Dans ses hardes femelles, il finit par ressembler pour de bons à une mémé.
— Je me demandais où tu étais passé, bavoche la vieillarde, tu as du nouveau ?
— Peut-être.
Je lui raconte la resserre, le chemin creux, la dame en imperméable et la D.S. bicolore.
— Il n’y a pas de raison que cette femme soit descendue à l’orée du pays et qu’elle ait contourné l’agglomération à pied pour retrouver la voiture, conclus-je. M’est avis que ses intentions n’étaient pas très catholiques.
Dame Pinuche branle son misérable chef à chignon.
— En effet, mais de là à en faire une meurtrière, San-A., il y a une marge…
Il ajoute, et je lui en sais gré car sa remarque est en harmonie avec mon propre sentiment :
— D’ailleurs, elle ne pouvait pas prévoir que ton ami docteur viendrait se cacher dans la salle de radiographie…
— Non, certes, Pinaud, mais parfois, l’occasion fait le mauvais larron. Imaginons qu’elle soit venue surveiller nos faits et gestes et que l’intrusion clandestine de Longuant l’ai incitée à agir ?
— Si elle était venue surveiller, combat l’Inexorable, la voiture ne l’aurait pas attendue dans le village. N’oublie pas que tout s’est passé très vite. Non, tu vois, cette personne, je ne la sens pas coupable…
— Parce que tu as le nez bouché, enrhumé ! À propos, où est Béru ? m’inquiété-je, troublé par le silence de nécropole qui nous environne.
— À peine avais-tu le dos tourné qu’on est venu le chercher pour une urgence.
Je bondis :
— Quoi !
— Un accouchement, précise le Bêlant, c’est drôle, c’est justement le prétexte dont je me suis servi pour congédier les clients.
— Et il y est allé ! fais-je, atterré.
— Ne t’inquiète pas pour le Gros, il s’en sortira, me rassure la vieille gouvernante.
— Lui, sûrement, mais pas le pauvre mouflet ayant la fâcheuse idée de venir au monde en ce moment ! Ah ! on peut dire que les fées ne se penchent pas sur son berceau… Tu as le nom des gens chez qui il est ?
— C’est au château, paraît-il ! La belle-fille de la comtesse.
Je prends un coup de vape horrible, mes fieux. Puis-je me permettre de vous résumer très brièvement (afin de pas abuser de mes instants non plus que de vos instincts) la situation ? Nous sommes, mes deux lascars et moi, dans une coquette localité du Cher et Tendre où un fâcheux personnage a contracté la coupable manie de supprimer tous les médecins qui se présentent. L’astucieux San-Antonio a, contre l’avis de son chef suprême, tendu un piège qu’il croyait diabolique au meurtrier, en faisant passer Béru pour le nouveau toubib. Hélas ! hélas ! hélas ! sa ruse lui est retombée sur le pif. À l’heure qu’il vous cause, il a le cadavre d’un brave type, mort par sa faute, sur les bras, et le faux docteur Béru accouche la belle-fille de la comtesse. Vu ?
Si après ça vous trouvez que mon stylo se décalcifie, c’est que l’embrayage de votre caberlot patine. Je vous conseillerais bien, en ce cas, d’aller consulter un psychiatre, mais vous risqueriez de tomber sur un vrai et ça n’arrangerait pas votre problo. On m’en a raconté un qui psychanalysait un radiateur de chauffage central. Il lui demandait combien de fois il faisait l’amour, s’il souffrait du complexe d’Œdipe et à quoi lui faisait penser la photographie du général Desaix (l’inventeur du veau Marengo). Le radiateur se refusant obstinément à lui passer le moindre tuyau (et pourtant) le psychique a diagnostiqué un accès de démence précoce, ce qui est rare, paraît-il, chez les radiateurs de cet âge-là.