— Je fonce au château ! crié-je.
— Qu’est-ce qu’on fait pour ton ami ?
— Quel ami ?
— Ben… celui qui est dans la salle de radio, je téléphone à la gendarmerie ?
— Garde-t-en bien, misérable !
— On ne peut pourtant pas en faire des confitures, souligne la tante Pinaud.
J’indécise très peu de temps. C’est la grosse partie de poker. Je déclare ma viande froide aux autorités, et alors c’est la soupe populaire à brève échéance, ou bien je la camoufle provisoirement et j’essaie d’arrêter l’assassin, dans l’espoir qu’un succès professionnel fera passer « l’accident » Longuant.
Pinuche soulève un coin de sa perruque, récupère son mégot logé sur sa console à crayon et l’allume. Il est patient comme le monde. Il se repaît de n’avoir pas à décider. C’est un voluptueux de l’obéissance. Un frénétique de la soumission. Un archer de la passivité. Le subordonné-né. Le subalterne baderne. L’auxiliaire à voir. L’adjoint aux mains jointes.
— Va chercher une couverture !
Il obéit sans une question.
Nous retirons le cadavre raidissant de sa fâcheuse posture ; nous l’enveloppons dans la couvrante et le coltinons jusqu’à la resserre promue du même coup au rang de morgue. On le place dans le coffre à bois qui devient sarcophage. Et nous nous retirons, passant des fonctions de fossoyeurs à celles de policiers aux mains libres.
Agis-je bien ? L’avenir nous le dira.
Pour l’instant ma conscience objecte, mais en voilà une qui n’a pas voix au chat-pitre.
En malagissant de la sorte, j’ai paré au plus pressé car, comme le disait si justement la nièce de la concierge du maréchal Lyautey — à moins que ce ne fût le beau-frère de l’amiral Nelson — « Quand un événement pénible vous contriste, mettez-le de côté et oubliez-le. » Pardonnez-moi donc, docteur Longuant, si je remise votre dépouille pétaudière dans un coffre à bois, comme on le ferait d’un vulgaire aspirateur, mais cette sépulture n’est que provisoire.
De plus, n’importe quel antiquaire spécialisé dans la Haute-époque vous le dirait : elle est également gothique !
CHAPITRE IV
Dans lequel s’affirme la nouvelle vocation du docteur Béru
— Tu m’as bien saisi, Vieillard ?
La chaisière à chignon hausse ses épaules d’échassier chassieux sachant sécher sans chaussons.
— Une D.S. grise à toit blanc. Ne t’inquiète pas, San-A., je vais m’en occuper en faisant les commissions.
— J’exige de la documentation, tu m’entends, mémère ? Numéro d’immatriculation, description fouillée de ses occupants, etc. Je veux savoir si on les connait dans le village, enfin un maxi, quoi !
Ayant ainsi posé mes consignes, je fonce chercher ma tire et je prends la direction du château. Inutile de demander mon chemin : la noble demeure se dresse sur une colline et surplombe la contrée. C’est un truc classé monument historique. C’est gris, c’est grand, ça a des tours, des détours, des mâchicoulis, des fossés de Caylus, des fenêtres à meneaux, des chemins de ronde, des donjons, des oubliettes, des chauves-souris, des particules et même, ce qui est précieux en période d’accouchement : des murs d’enceinte.
Tandis que je zigzague sur le chemin y conduisant, je vois rappliquer une bagnole à 105 verstes[4], comme disait Raspoutine.
J’use accessoirement d’anciennes mesures pour compenser l’abus des nouvelles. De nos jours, les notions de contrôle chancellent. Nous abordons l’ère de la confusion absolue. J’ai lu une publicité célébrant une voiture britannique ainsi libellée : « Vitesse : 2 litres ». Et, pas plus tard qu’hier, un chanteur-idolâtré demandait à une mini-conne en cucul-jupe si elle avait « écouté » son nouveau 30 centimètres. Ça devient coton de préserver le système métrique, mes drôles, dans un univers où l’on mesure la vitesse en litres et où l’on écoute les centimètres.
L’auto en question est une D.S. grise à toit blanc, les moins glands d’entre vous l’auront déjà deviné, en se basant sur le fait que s’il s’était agi d’une autre bagnole, je ne me serais pas donné la peine d’en parler. Je ralentis, d’abord par prudence, car le conducteur de la Citroën ne lève pas le panard en m’avisant, ensuite par curiosité car je voudrais savoir à quoi il ressemble.
Vzzoum ! La guinde m’a croisé.
J’ai entrevu un pardingue en cachemire beige, un chapeau noir, un visage rouge. Le pilote de la D.S. est seul. Pendant au moins une fraction de seconde, j’hésite à lui filer le train, mais je me dis qu’à-quoi-bon. L’homme déboulant du château, j’apprendrai là-haut qui il est. En outre, l’étroite route est bordée de terres fraîchement labourées et il me faudrait trois minutes pour manœuvrer.
Je continue, sottement réconforté par l’impression que mon enquête avance. Ça me permet de penser à Longuant avec moins d’amertume. Pauvre Gros, va, qui ventait si bien ! Un petit mistral à lui tout seul !
Heureusement, il n’avait pas de famille, m’avait-il dit. C’était un self-made-pet. Orphelin et auvergnat de naissance, il s’était élevé à la force du poignet, en mangeant des châtaignes. De là lui venait son embonpoint et son sirocco de boyasse. Il reverra plus Saint-Flour. C’est notre lot à tous, dirait M’man. Un matin, tu vois le jour se lever, mais un soir tu ne le vois pas se pieuter.
Les gens disent le lendemain : « Vous savez ce qu’est arrivé à Chose ? » Impropriété de termes. Il faut dire : « Vous savez que Chose est arrivé ? ».
Bon, voici l’esplanade of the castle, comme on lit sur ma méthode Assimil. On y lit bien d’autres choses d’ailleurs. Par exemple : (je vous le traduis) — Pouvez-vous me prêter un livre, please ? « Certainement, que répond l’interlocuteur, voulez-vous un roman ou quelque chose de sérieux ? » Charmant pour les romanciers, non ? C’est dur de s’imposer la plume chez les Rosbifs. Déjà on est classé peigne-cul quand on pond un roman, jugez de la déconsidération qu’on vous témoigne lorsque ce roman est policier ! Pour le coup, dans l’ordre des valeurs, vous vous situez entre la poubelle pleine et le papier chiotte utilisé. C’est pourquoi les littérateurs d’action commencent par se prendre un pseudonyme. Et ils se mettent un bas sur la tronche pour aller signer leur contrat d’édition.
Qu’est-ce qu’on se disait ? Ah ! oui : j’arrive sur l’esplanade. Y a des arbres centenaires, comme toujours autour des châteaux. Des cèdres, en principe. Le cèdre, c’est la carpe des végétaux. Et puis c’est stylisable, comme le sapin ou le pin parasol ; voyez comme il fait bien sur le drapeau libanais. Enfin un drapeau qui ressemble à une affiche de voyage !
Moi, j’aimerais que le blanc de notre étendard serve à quelque chose. Le blanc n’est qu’un support après tout, faut l’utiliser ! Je verrais une tour Eiffel dedans, non ? Ou alors une publicité : Deauville, sa plage, son casino ! Ou encore une recette de cuistance puisqu’on est la patrie de la gastronomie et de la gastro-entérite. Comme sur certains torchons de cuisine. La façon de préparer le bœuf-mode, tenez ! Prenez un kilo de carottes, un kilo de viande de bœuf dans la culotte… Je suis bourré d’idées géniales, je vous dis ! Si les cons étaient moins cons, je les déciderais à repeindre le monde.
4
La verste étant une mesure itinéraire de 1 067 mètres, on peut en conclure que l’auto en question roule relativement vite.