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Plusieurs automobiles sont rangées à proximité du perron. Je laisse la mienne en bout de file et je me mets en quête d’un bipède susceptible d’échanger quelques considérations d’ordre plus ou moins général avec moi. Précisément, à quelques encablures, un jardinier aussi âgé que les cèdres ramasse des feuilles mortes dans un verger. Je l’aborde. Il fait très jardinier-du-château : pantalon de velours, tablier bleu, cache-nez de laine, chapeau à bord rond. On reconnait qu’il est jardinier professionnel à ses sabots, à son râteau et à son dos voûté.

Comme je connais mes classiques sur le bout d’Édouard, je lui adresse un solide :

— Salut, mon brave ! qui ferait chialer la comtesse de Ségur.

Lui, gendemaison jusqu’au bout des ongles, se découvre et garde son bada à la main. Les rares cheveux blancs qui moussent autour de sa calvitie blafarde se mettent à palpiter dans le vent d’automne.

— Savez-vous si le docteur est toujours là ? lui demandé-je.

— Pour sûr, monsieur, répond-il, vu que c’est mon fieu qui est allé le quérir et qu’il ne l’a point encore remmené.

Vous le voyez, mes poules blanches, je nage en pleine comédie de patronage. Le monbrave dont le fieu va quérir le docteur, c’est du terroir de la commode façon début de siècle, non ?

— Il faudrait que je lui parlasse, poursuis-je. Cela urge.

Le collecteur de feuilles mortes se permet une mimique évasive.

— C’est qu’il doit être rudement occupé par l’enfantement de Madame la Vi-Comtesse…

— Rien de nouveau ? appréhendé-je.

— Je pense pas. Eustache n’a pas encore sonné de la trompe !

— C’est-à-dire ? m’interloqué-je.

Le râteleur me jette un regard persan (il adore jouer à shah percé !).

— Dans la famille, à la naissance de chaque enfant, le garde-chasse sonne de la trompe. Il sonne La Diane si c’est une fille, et Le Cerf encorné si c’est un garçon.

— Noble coutume, approuvé-je, ce sont ces belles traditions qui constituent la sauvegarde de la France !

Il essuie deux larmes de ses doigts terreux, ce qui lui met deux taches boueuses sur les joues.

— Pour sûr, dit-il. Et, puisque je vois, à vos questions, que vous n’êtes pas du pays, laissez-moi vous apprendre que les dames de la famille Pranhmois de Bazanhot accouchent toutes dans le pavillon du roi que vous apercevez là-bas !

Le vieux loquace me révèle que le pavillon abrita les amours de François Ier avec une ancêtre des Pranhmois de Bazanhot. Jaloux, le mari de la dame séquestra son épouse ainsi que le royal bâtard né de cette étreinte, dans le pavillon où fut perpétré le glorieux adultère. Depuis, toutes les madames de la famille mettent au monde leur descendance dans le local…

— Bouleversant ! dis-je. J’avais lu un grand reportage sur le sujet dans La Semaine de Suzette, mais je doutais de sa véracité. Ainsi c’est donc vrai : les grandes familles observent encore des rites ancestraux jusque dans l’accouchement. Mais dites-moi, cher monsieur, et restez couvert, cette cérémonie doit rassembler beaucoup de monde, si j’en crois les voitures stationnées ici ?

Il opine.

— Toute la famille se réunit en effet pour assister à l’enfantement.

— J’ai croisé en venant un monsieur qui s’en allait au volant d’une D.S. grise à toit blanc et qui semblait fort pressé.

Le jardinier vieillarde de la paupière :

— Oh ! lui c’est un célèbre accoucheur.

Voilà qui m’intéresse.

Me surprend.

Me trouble.

M’effare.

— Pourquoi est-il parti alors qu’on avait tout besoin de lui ici ?

— Il a, paraît-il, été vexé qu’on fasse appel au médecin du village. Ils ont eu une altercation et le docteur Bérurier l’a chassé de la chambre, d’après ce que m’a raconté Gertrude, la gouvernante.

— Quel est son nom ?

— C’est le professeur Lamonté de l’Aie.

— Il n’est pas arrivé seul ici ?

Le jardinier gondole du regard.

— Comment ça, pas seul ?

— Tout à l’heure, dans le pays, je l’ai vu en compagnie d’une dame !

— Vous m’étonnez.

Inutile d’insister. Le ramasseur de végétaux morts va finir par me trouver un chouïa trop curieux. Je lui lance un retentissant : « Merci, mon brave, trop aimable », qui filerait des vapeurs aux dames du Pen Club, et je flânoche en direction du pavillon du roi. À l’instant où j’y parviens, je vois un vieux fané en tenue de piqueur sortir du bâtiment, un cor de chasse à la main (il vaut mieux avoir un cor à la main qu’un cor au pied). Il embouche son instrument, gonfle ses joues, et se met à sonner Le Cerf encorné. Y a pas à se tromper : la Diane, ça fait : tontaine et tatan, alors que Le Cerf encorné ça fait tontaine et tonton.

Une vague de soulagement me submerge, comme l’écrirait un membre de l’Académie française, s’il arrivait aux académiciens d’écrire.

Ainsi donc, l’enfant est né, malgré l’assistance de Béru. Triomphe de la vie !

J’assiste alors à un spectacle émouvant. Un cortège sort du château et marche sur le pavillon d’accouchement. Le composent : des douairières, des douairiers, des messieurs portant la cravate de commandeur, des messieurs habillés en académiciens (justement moi qu’en causais y a deux secondes !), des mères supérieures, des chevaliers d’industrie lourde, des généraux, des avocats, des avocats généraux, des prélats, des petites filles modèles, des petits garçons en costume marin, des amiraux en enfance, des comtes à rebours, des P.-D.G., des Pédés Q, et toute cette espèce d’humains dont la mission en ce monde est, semble-t-il, de poéter plus haut que son luth.

La valetaille suit : nurses, maîtres d’hôtel, palefreniers, cuisinières, femmes de chambre. La cohorte cerne le pavillon ! On ne me prête pas la moindre attention. On attend que le piqueur ait fini ses sonneries. Quand il débouche enfin, l’assistance applaudit. Les ecclésiastiques récitent un autre paire et un navet Maria pour s’exercer la bénédiction. Le poète alexandrine en affûtant du Victor Hugo. Les généreux généraux prédisent l’enfant saint-cyrien et le passent d’emblée à la casoar. C’est la liesse nobiliaire. La vieille comtesse de Pranhmois de Bazanhot, qu’on a rasée de frais pour la circonstance, se détache (avec du K2 R) du groupe. Sur le seuil, un homme puissant, superbe et généreux, vient d’apparaître.

Il est en bras de chemise. Son chapeau est rejeté en arrière. Sa trogne congestionnée flamboie à la lumière du jour.

— Eh bien, docteur ? lui lance la comtesse, que nous baillez-vous ?

Le terme, mal assimilé par Béru, le fait effectivement bâiller.

— Vous pouvez dévisser peinarde, maâme la comtesse, déclare-t-il, profitant de ce que sa bouche est grande ouverte, c’est pas encore maintenant que vot’ lignée se mettra sur la voie de garage. Vous venez de toucher un de ces polissons de huit livres que si j’avais pas passé ma jeunesse à aider mon vieux à tirer des veaux, vous pourriez toujours l’attendre à la sortie des artistes ! Ah ! le salaud, il m’en a donné du fil à retordre ! Mais enfin il est là et bien là : gueulard comme une marchande de poissecaille, avec un bitougnot dont ce général que j’aperçois ici est pas certain d’avoir le pareil ! On m’avait dit que le sang bleu s’étiolait, je m’ai aperçu que c’est du flan, maâme la comtesse, ou bien alors la maman s’est payé un extra avec le maréchal-ferrant du coin !