— Tiens, dis-je en allumant une cigarette, l’autre jour j’ai aperçu un de vos camions à Caducet-sur-Parbrise…
Par-dessus la flamme de mon allumette je défrime le rouquin.
Je me goure probablement, toujours est-il que son air embêté m’a l’air de croître et d’embellir.
— Ça se peut, lâche-t-il. On va un peu partout…
— Tu sais où ça perche, Caducet ?
— C’est dans le Cher et Tendre ?
— Bravo, t’es fortiche en géographie, mon grand ! Bien entendu, tu es au courant de cette course puisque tu t’occupes de la comptabilité ?
Faut admettre une chose : Maurice est complexé mais pas truffe au point de trouver normal que je cesse de lui parler d’Édith pour le chambrer à propos de son travail. Il paraît se demander où je veux en venir.
— Bien entendu, répondit-il.
— Qui pilotait le camion ?
— Deux de nos hommes…
Je sors un petit carnet de ma fouille ainsi qu’un crayon.
— Tu veux bien me noter leur nom et leur adresse ?
Il saisit d’une main tremblante les objets qui lui sont tendus.
— Mais pourquoi ? bredouille l’andouille qui rouille, s’embrouille et scribouille.
— Parce que tes deux guignols ont provoqué un accident à Saint-Turdoré, mon pote, et qu’ils ont aggravé leur cas du délit de fuite !
— Oh ! mon Dieu, lamente Maurice Coursyvite.
Je lui frappote les pôles et l’épaule.
— Te décroche pas le balancier, mon gars, c’est pas toi qui vas passer en correctionnelle. Et quant à la responsabilité civile de la taule, elle est couverte par l’assurance, je suppose.
Malgré mes réconfortantes paroles, il continue de se décomposer et de sucrer les fraises tardives.
— Ah misère ! Quand mon père va savoir ça…
J’ai idée que le vieux Coursyvite est un fameux père-fouettard pour filer un tel traczir à ses rejetons.
— Il sera sûrement pas content, mais qu’est-ce que t’en as à foutre, hmmm ?
— Je…
— Note-moi les renseignements que je t’ai demandés, Maumau, et manie-toi la rondelle !
Il va pour écrire mais se ravise.
— Il n’y aurait pas moyen de… de…
— De quoi, camarade ?
— D’arranger ça à l’amiable ?
— Une fracture du crâne, tu sais, ça ne s’arrange pas à l’amiable.
— Une fracture du crâne !
— De toute beauté ! Paraît que lorsqu’on a ôté son chapeau à l’intéressé, son cuir chevelu est resté dedans. C’est la porte ouverte aux rhumes de cerveau !
Le dadais a une réaction inattendue : v’là qu’il se met à chialer sur mon carnet.
— Oh ben alors, si j’avais su ! Si j’avais su ! sanglote-t-il.
Ça vous met le cœur en torche un chagrin pareil chez un homme. C’est fou le nombre de types qui ne parviennent pas à être adultes.
J’entraîne le grand cornard sur un banc.
— Si tu me disais tout, on gagnerait du temps et ça mettrait une rustine à ta conscience qui fuit !
Il hoche la tête.
— J’ai voulu faire plaisir à Mme Favier…
Ce nom me dit quelque chose. Je lui arrache le carnet des mains avant qu’il soit complètement détrempé et je le feuillette. Favier, c’est le blaze du premier toubib assassiné.
— Quoi, Mme Favier ?
Il torche ses pleurs, ragaillardi par l’imminence de sa confession.
Épanchement égale soulagement, non ?
CHAPITRE X
Dans le domaine de la stupeur, l’escalade continue
Avez-vous vu, dans les restaurants, les gros messieurs aux joues fesseuses qui bouffent des choses dégoulinantes et qui se lèchent chaque doigt, après chaque bouchée, pour n’en rien laisser perdre ? Dites, vous les avez vus, ces gentils ogres qui traînent leur graisse comme une croix et leur gourmandise comme une maladie incurable ? À les voir se lichouiller pouce et médius, se pomper l’annulaire, se déguster l’auriculaire et se garder l’agile index pour la bonne bouche, on pourrait croire qu’ils sont devenus comestibles et autophages, les bons boulimiques.
J’ai toujours l’impression qu’ils vont finir par se croquer les salsifis, la main, l’avant-bras. Disparaître lentement à l’intérieur de leur grande gueule vorace. C’est leur application, leur noble lenteur, surtout, qui confondent et impressionnent.
Moi, en ce moment, sur la place du Trouillomètre je me fais l’effet d’être un de ces avides en train de faire son plein.
Je me pourliche, je dégouline de la babine, je lâche les guides de mes papilles gustatives. Quel royal morcif, mes drôlesses ! Les maillons s’ajoutent docilement l’un à l’autre, Bientôt je disposerai d’une longue chaîne pour capturer l’assassin. Si tous les légats du monde voulaient se donner la main…
Je savoure. Je prends mon temps. Quand l’extase est proche, faut toujours ralentir le mouvement. Le plaisir ne dure que l’espace d’un éternuement. Le vrai plaisir c’est donc d’attendre le plaisir.
Maurice hausse les épaules.
— C’est une dame qui est veuve, me dit-il.
— Je sais.
— Vous la connaissez donc ? s’étonne le pleurnicheur.
— De nom. C’est la femme d’un médecin, n’est-ce pas ?
— Oui. Son mari s’est paraît-il suicidé.
— Tu la connaissais ?
— Vaguement. Les Favier passaient leurs vacances ici d’où madame est originaire. Elle a hérité de sa maman une petite maison sur les bords de la Maine. C’est là qu’elle est venue habiter à la mort de son époux.
Il se tait. Une volée de chenapans passent sur des motocyclettes décorées des baraques foraines, en poussant des cris de Sioux. Ils disparaissent dans le fracas de leurs machines fumantes et la nuit cesse d’appartenir à Marlon Brando pour revenir dans les bras de Musset.
— Continue, Maumau…
— Il y a trois jours, Mme Favier est arrivée au bureau pour demander si on pouvait aller chercher son mobilier à Caducet. Elle m’a expliqué que sa situation n’était pas très brillante et m’a demandé si on pouvait lui faire des prix…
— C’est quel genre de femme, ta Mme Favier ?
L’ainé des Coursyvite détourne la tête.
— Oh ! fait-il…
— Mais encore ? insisté-je.
— Quarante-cinq ans environ. Une brune plutôt pas mal…
Je lui donne une chiquenaude à l’oreille.
— Regarde-moi voir, Maurice !..
C’est un régal de manœuvrer cette pomme à l’eau ! Je vous jure qu’un môme de sept berges se montrerait plus rétif.
Ses cils roux battent à toute allure, comme pour le protéger de mon regard intense. Mais les mirettes d’un San-A survolté, c’est pas des stores californiens qui suffiraient à vous en garantir.
— Tu veux que je continue pour toi, Fleur de Nave ? La gentille petite veuve t’a joué la grande scène du trois, hein ? Les yeux pleins de larmes et les pointes de seins qui te font : « Haut les mains ». Trois doigts de charme, un doigt de tristesse, un doigt de promesse, et le tout donne la main de ma sœur dans la jugeote d’un zouave comme toi ! Tu lui as goupillé un petit déménagement discret, aux frais de la maison…
— C’est-à-dire…
Il déglutit péniblement…