— Oh ! madame, cette cage trop raciste ! admire l’Éminent. Oh ! pardon, c’est pas de la nasse à homard ! Et ces éponges, baronne ! On en mangerait ! Pas la moindre taverne ! C’est clair comme de l’auroch. Y a pas de poitringue dans vot’ famille depuis Henri IV, mon ami. Et ce battant : ni trop petit ni trop gros, juste à la pointure ! Vot’ rime cardiaque est excellente. J’ai jamais vu un guignol aussi pépère. Mes compliments à maâme votre mère : elle vous a drôlement payé du surchoix !
Sur ce véhément certificat de bonne santé, il redonne la lumière.
— Alors ? me demande-t-il, j’ai les capacités, ou je les ai pas ?
— Un peu moins de familiarité dans tes commentaires et ça pourra coller, approuvé-je, histoire de ne pas décourager son apostolat. Montons au premier, visiter tes appartements.
Il me suit d’un pas de plus en plus magistral.
Le haut se compose d’une salle à manger, d’une cuisine, et de trois chambres.
— Tu choisiras celle de droite, recommandai-je, car elle est reliée par phonie à la mienne.
— Tu crèches où ?
— À l’hôtel du Plat d’Étain, en face.
— Là où ce que se planquera le vrai toubib ?
— Exactly, boy !
Comme nous achevons le tour du propriétaire, on carillonne à la porte. Je vais ouvrir et j’ai la surprise de me trouver nez à nez avec un vieil Écossais.
— Pinuche ! m’écriai-je, toi, déjà !
Le faux Écossais se jette littéralement dans la maison.
— Ouf ! soupire-t-il, quelle histoire !
Il veut s’abattre dans un fauteuil, mais la couverture à carreaux rouge et bleu qui lui sert de kilt tombe à ses pieds et la Vieillasse se retrouve en veston.
— Pour une fois que je mets un polo ! lamente-t-il. J’aurais eu une chemise ordinaire, je m’arrangeais avec les pans…
— Comment que t’as fait pour radiner aussi vite ? admire le Gros. Je t’attendais plus avant demain, tel que c’était parti…
La Pinuche prend une goulée d’air et ramasse sa couvrante, ce qui nous offre une vue étourdissante sur son fondement.
— C’est simple, dit-il ; après que j’eus brûlé ma gare de destination, le train s’est engagé dans un tunnel. Dès lors, me suis-je dit : « L’instant est venu de jouer ton va-tout. » J’ai tiré la sonnette d’alarme et sauté par la fenêtre… Puis j’ai couru dans le sens contraire à celui du convoi. Une fois hors du tunnel, j’ai vu une petite route secondaire à main gauche. Une 2 CV s’y trouvait stationnée. Par bonheur, il y avait ce plaid sur la banquette. Au moment où j’allais m’en emparer, une voix de femme m’interpelle : « Hé ! vous là-bas, qu’est-ce que vous cherchez ? » Et je vois rappliquer une religieuse, un panier d’œufs au bras. Sur le moment, elle ne savait pas dans quelle fâcheuse position je me trouvais, vu que l’auto se dressait entre nous.
« Pouvez-vous me prêter votre couverture, ma sœur ? lui demandé-je.
« Et puis quoi encore ! Il faudrait aussi vous faire la charité peut-être pendant que vous y êtes ! riposte la sainte femme qui m’avait pris pour un pauvre. Solide personne, entre parenthèses. Elle m’avance dessus et contourne sa voiture bien que je la supplie de ne pas approcher. Soudain elle m’aperçoit, lâche son panier d’œufs et se sauve en retroussant ses jupes et en perdant sa cornette. Vraiment, ça m’a navré. Mais que pouvais-je faire d’autre ? Je me suis emparé de sa couverture, mes amis, et j’ai galopé à travers champs… »
— Le Seigneur te le pardonnera, promets-je un peu hâtivement. Entre ce larcin et le scandale, tu as choisi le moindre mal, Pinaud, si on en croit l’Écriture.
— Heureux de te l’entendre dire, murmure le cher homme. Il ne me reste plus maintenant qu’à trouver un pantalon de rechange.
— Que non pas, objecté-je.
Ses pauvres yeux en guidon de course clignent dans ma direction.
— Je te suis mal, San-A. ?
— Suis-moi au moins jusqu’à ta chambre…
Nous regagnons le premier étage et je drive mon compère déculotté dans une chambre où des effets ont été préparés à son intention.
Ces effets lui en font (de l’effet), je peut vous le certifier.
— Qu’est-ce que c’est ! bêle le Plaintif.
— Ta nouvelle garde-robe, Pépère. Que tu aies perdu ton grimpant, c’est un signe du destin.
— Mais ce sont des vêtements féminins !
— Faut bien, puisque tu vas devenir la vieille bonne du Docteur Béru !
— Hein ! s’exclame le cher débris en mettant à son « hein » trois « h » de plus que ne le ferait un Anglais.
— Textuel, mon trognon. Alexandre-Benoît Bérurier, tu l’auras peut-être lu sur la porte d’entrée, est le nouveau toubib de Caducet-sur-Parbrise, et toi tu seras sa bonne nounou attentive ! Regarde la mignonne perruque grise qu’on t’a choisie, mon biquet, et dis-moi si, avec son beau chignon, elle ne va pas te transformer en sœur cadette de Pauline Carton !
— C’est insensé !
— Aussi insensé que les trois meurtres qui furent commis sous ce toit, ma vieille capsule ! Mais à crime insensé, enquête insensée, comme l’a si justement écrit La Rochefoucauld dans son « Traité sur la germination instantanée du soja sur le sol lunaire ».
— Voyons, San-Antonio. Et ma moustache ?
— L’affaire d’un instant, dis-je en m’emparant d’un rasoir mécanique.
Il se rebiffe drôlement, le Pinaud des Charentes.
On peut exiger tout de lui, sauf cette mutilation. Depuis l’âge de 18 ans, il porte cette moustache, et il entend décéder avec. Elle a bravé tous ses mégots, tous ses briquets. Elle protège sa lèvre supérieure des frimas. Elle éponge ses rhumes tenaces. Elle calme la fébrilité de ses doigts. Elle le virilise, le décore, le ponctue, l’affirme, l’achève. Elle est signalée sur ses papiers d’identité. Elle appartient à l’histoire. Il vit derrière elle comme derrière un buisson. Ces poils maigrelets ont fini par constituer pour lui un rempart. Sa personnalité, sa sécurité morale dépendent d’elle. Tout son être n’est que le support de sa moustache, le pot de terre qui alimente la plante rare. Il n’a pas eu d’enfant, Pinaud, il n’a eu qu’une moustache. C’est sa floraison glorieuse, sa moisson d’homme.
Je le stoppe du geste…
— Tu sais que ça repousse ?
L’argument ne l’ébranle pas. Il prétend qu’une vieille moustache, une fois rasée, peut ne pas repousser. Y a eu des cas. Il a connu un barbu dans son enfance… Un jour, en lui faisant un brûlage des cheveux, le coiffeur a laissé tomber une mèche enflammée dans le piège à macaroni du bonhomme. L’ornement pileux a brûlé en deux secondes. Jamais la barbe n’a repoussé. L’ex-barbu n’a obtenu par la suite, qu’un ridicule duvet frisotté de collégien pubère. Non, on ne joue pas avec ces choses-là. C’est trop risqué, trop lourd de conséquences. L’ablation de la rate, il veut bien ; ça réussit merveilleusement avec les techniques actuelles. L’estomac, il préférerait se voir enlever, tenez, les testicules même, si besoin était, car avec des balles de ping-pong, on restitue des apparences convenables (pour Béru il faudrait des balles de tennis). On peut, lui couper les jambes, à Pinuche, mais pas sa moustache. Il est des mutilations inacceptables.
— C’est tout ! clamé-je brusquement, horripilé par des jérémiades de Baderne-Baderne.
— Écoute, San-A., notre amitié ne date pas d’hier, plaide misérablement le Navré. Raser ma moustache, ce serait raser par la même occasion notre amitié.
L’avertissement est solennel. À moi de prendre mes responsabilités. Je les prends. Elles sont en forme de ciseaux. Clic clac, clic clac…