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J’escalade les marches en prenant bien soin de poser les pieds dans leur partie étroite pour leur éviter des plaintes.

Me voici sur le palier. De la main gauche, je délourde et pousse violemment la porte.

— Je ne suis pas de trop ? demandé-je.

La chère Mathilde pousse un cri et s’assoit sur le lit.

Sur le lit où git précisément le cadavre du regretté Longuant.

Ainsi, le mort se trouvait bel et bien dans la maison ! Triple buse de San-A. qui n’a exploré que la cave et l’appentis. Pouvais-je imaginer aussi, que Mme Favier hisserait la carcasse du toubib dans la chambre d’ami !

À l’aide d’une corde, a-t-elle précisé.

Je braque le copain à l’imperméable bleu. C’est un type de taille moyenne, au nez en bec d’aigle et au regard d’épervier.

— J’avais peur, de ne pas arriver à temps pour les funérailles, plaisanté-je, ayant récupéré toute ma superbe.

Il me défrime d’un œil froid.

— Qui êtes-vous ? demande-t-il.

— Commissaire San-Antonio. Et vous, si ce n’est pas trop indiscret ?

Il s’abstient de répondre.

— Vous voyez que j’avais raison, bredouille Mathilde. On me surveillait.

— Intimement, ma chérie, lui lancé-je.

Mais elle ne m’écoute plus. Elle regarde au-delà de moi. Je perçois un craquement. L’espace d’un éclair, je me dis que le camarade Œil-de-faucon ne s’est pas pointé seulâbre. Quelqu’un est resté dans la fourgonnette. Attention à tes plumes, San-A. ! Je fais un bond de côté. À cet instant précis je ressens un choc violent dans mon dos. Un vrai coup de boutoir qui me cisaille le souffle, mes chéries. Néanmoins je décris une volte-face.

Un gros mafflu est à mi-hauteur de l’escalier. Seul son buste émerge au-dessus du palier. Il a les bras ballants. Je note sur sa physionomie une expression goguenarde.

Je suis face à lui, un pétard à la main ; et il semble se ficher de moi. Un peu comme s’il était certain que mon revolver n’est pas chargé.

J’hésite à lui tirer dessus, car son attitude n’est pas belliqueuse. Je me demande ce qu’il m’a lancé dans le dos pour que je souffre pareillement. Je regarde à terre, m’attendant à y trouver un objet drôlement contondant, comme la boule de marbre de l’escadrin, par exemple. Mais le plancher est net. J’ai un moment d’intense surprise. Je regarde Mathilde. Elle paraît horrifiée et tient sa main plaquée contre sa bouche. Le gus à l’imper continue de me dévisager sérieusement.

Je me dis : « Mais qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi font-ils cette bouille, tous les trois ? » Ce qui choque, c’est le côté invraisemblable de leur comportement.

Ils agissent comme si j’étais mort. Ils ne tiennent plus compte de ma présence ! Je ne constitue plus un danger pour eux. Cette constatation est effrayante.

— Et ben quoi ! leur lâché-je.

Le son de ma voix me surprend. C’est une voix toute menue, toute cassée. Une voix de vieillard enroué.

Mon revolver me paraît peser trois tonnes. Il est si lourd que mon bras s’abaisse progressivement vaincu par son poids.

— Bon Dieu, je…

Quelque chose crépite dans ma tête. Une drôle de langueur s’empare de moi. Ça me fait comme lorsqu’on prend un bain très chaud après avoir eu très froid. C’est doux, mais le froid subsiste encore, quelque part en soi.

J’amorce un pas en avant. Dans le mouvement, et pendant un laps de temps très bref, je m’aperçois en entier grâce à un jeu de miroir. Celui qui trône au-dessus de la cheminée reflète l’armoire à glace. Et dans la glace de ladite armoire, il y a votre San-Antonio vu de dos. Le manche d’un poignard dépasse de son veston et une traînée de sang dégouline déjà sous sa veste.

J’ai un frisson glacé. « Salaud, va ! Ah ! traître ! ».

Dans un réflexe insensé, je presse la détente de mon feu. Ça se met à praliner follement sur le plancher. Je regarde, hébété, naître une volée de noms devant mes pieds. Impossible de soulever l’arme. Je me dis que je vais sûrement morfler les dernières valdas dans les pinceaux. Mais je m’en tamponne. Un peu plus un peu moins, du moment que je suis terminé ! Impossible de respirer. Me voici complètement bloqué. Je devient cotonneux, irréel. Une lointaine panique essaie de m’envahir.

N’y parvient pas.

La mort ?

Et après ?

CHAPITRE XIV

Un coin du voile… ou du suaire ?

C’est fou, les trucs auxquels on peut penser quand on agonise.

Ça ressemble à des rêves.

Mais ce ne sont pas des rêves. Plutôt une récapitulation déformée de sa vie.

Votre passé vous concerne de moins en moins : un pur esprit est étranger aux souvenirs de la matière. Il ne reconnait pas les dettes terrestres de celle-ci.

Je vois des actes de San-Antonio en m’étonnant qu’elles l’eussent préoccupé.

J’étais vivant dans ce temps-là. Maintenant je ne suis plus qu’une flammèche indécise. Un point lumineux qui cherche dans les ténèbres le secret d’une nouvelle combustion.

Je devine qu’il y a un apprentissage à faire, des errements à subir avant de savoir.

J’ai chaud à la tête et froid dans tout le reste du corps.

Est-ce que cela va être long encore ? Ce que je traverse appartient à la vie ou à la mort ? Je quitte ces maigres préoccupations pour rêver qu’on a brisé mon corps menu et qu’on le passe sur un immense tamis. Le tamis subit un mouvement régulier de va-et-vient ; ma chair pleut en poussières par la grille du crible, seuls mes os restent a l’intérieur.

Je m’arrache à ce songe et, brutalement, avec la fulgurante cruauté d’un flash, la réalité m’éclate au visage. Je suis couché sur le plancher métallique d’un fourgon en marche. De là, vient ce mouvement trépidant qui m’a fait rêver au tamis.

On m’emporte… Je ne finis pas seul !.. Ligotée contre moi, se trouve Mathilde Favier… Et, plus loin, le cadavre de Longuant. Pauvre Longuant, quand aura-t-il droit au repos éternel ? Sa carcasse itinérante mérite une sépulture décente…

J’aperçois, brillant dans la pénombre, le regard affolé de la jeune veuve. Elle a les yeux de tout à l’heure, lorsqu’elle fixait dans la chambre le poignard planté dans mon dos. Je ne savais pas encore que j’étais poignardé. J’avais cru à un simple gnon. Je me disais : c’est la boule d’escalier qu’on t’a balancé dans les reins. Je la cherchais sur le sol… Pauvre crêpe, va ! Et les autres qui n’avaient plus peur de moi, malgré mon pétard ! Je devais pousser une sale frime pour qu’ils me jugent inoffensif. La mort, c’est kif-kif le cocufiage : l’intéressé est le dernier averti. Je respire à l’éconocroque, d’un seul côté, avec un petit bout de poumon, me semble-t-il. J’essaie de changer de position.

— Non ! dit Mathilde d’une vois pathétique, ne bougez pas !

Je suis surpris de constater que je perçois nettement sa voix. Les sons ne sont plus altérés. Du coup, je découvre le ronron du moteur, le gémissement des freins, les gros crachats de la boîte à vitesse.

— Ne bougez surtout pas, reprend-elle.

— J’ai toujours le couteau dans le dos ?

— Oui !

L’image de mézigue allongé avec cette lame entre les côtelettes me révolte indiciblement. Ce corps étranger plongé dans ma chair me paraît monstrueux. J’imagine les dégâts qu’il continue d’occasionner : ces fibres qu’il tranche, ces vaisseaux qu’il rompt, ce sang qu’il répand, cette section qu’il organise. Mes vêtements sont collés à mon corps. Une nausée plus morale que physique me broie. Je pense que je vais m’évanouir et cette perspective me soulage comme vous soulage la pensée d’un proche sommeil, lorsqu’on est très fatigué.