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Je ne réponds pas. Non, que la force m’en manque, mais je trouve superflu de faire la conversation à ce type-là.

— Vous pouvez m’entendre ? insiste-t-il.

Fichtre Dieu, suis-je donc si bas, qu’il en arrive à douter de ma lucidité !

Motus du San-A. Je sens ce fer dans ma plaie maintenant. Ma blessure s’est localisée et je ne pense plus qu’à la lame qui m’habite. Tiens, qu’ont-ils fait de Longuant et de Mme Favier ?

Le garçon blond cesse de me contempler pour mordre une petite peau morte à son médius.

— Il va être difficile à rendre bavard, fait-il à ses compagnons.

— Il est foutu, quoi, déclare Œil-de-faucon.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? demande l’autre.

— La méthode homéopathique, soupire le blond en se levant. La douleur l’a rendu inconscient, la douleur peut le tirer de l’inconscience. Nous allons lui remuer le fer dans la plaie.

Il s’agenouille. Sa main s’avance dans mon dos. Un aiguillon de feu me traverse le corps de part en part.

Je m’évanouis.

CHAPITRE XV

Et maintenant, tous en chœur : « Bon suaire, m’sieurs-dames, bon suaire ! »

Est-ce du sang ou de l’huile ?

Je décide que c’est de l’huile. À cause de l’odeur…

Je rouvre mes jolis yeux. Le décor s’est de nouveau transformé radicalement. Je gis sans égards, dans un hangar hagard (tiens, mais j’ai l’air d’aller mieux, on dirait) entre des rayonnages encombrés de bidons.

J’aperçois, au centre de l’hangar, deux avions rangés côte à côte. Il y a là un Proutprout 204 bimoteur à blanc d’œuf, et, un petit Conardin 508 à hélices et orgues.

Au-delà des zincs, mon lanceur de poignard et Œil-de-faucon sont en train de creuser une tranchée dans le sol de terre battue. J’en conclus que l’ami Longuant va bientôt descendre au terminus de son étrange voyage post-mortem. Les fossoyeurs sont déjà engagés à mi-corps dans leur trou, et ahanent comme des bûcherons.

— Comment vous sentez-vous ?

Je bouge la tête légèrement. J’avise une épaule de Mathilde.

— Un peu mieux, il me semble.

— Je vous ai retiré le poignard avec mes dents, et ça ne saigne plus…

Je bredouille un vague merci. Ça me requinque de me savoir libéré de ce locataire d’acier. Du moment que je ne suis pas clamsé, j’ai peut-être un petit bout de chance, non ? Laissez-moi l’espérer, en tout cas.

— Dites, Mathilde…

— Oui ?

Les pioches et les pelles font des étincelles, là-bas…

Bon Dieu, ce qu’ils veulent l’ensevelir profond, mon pauvre doc !

— Qui sont ces gens ? demandé-je.

— Je n’en sais rien.

J’essaie de récupérer assez d’oxygène pour exprimer mon indignation.

— Vous foutez de ma gueule !

— Je vous jure…

— Comment se fait-il que vous les fréquentiez ?

— Je ne les fréquente pas, c’est eux…

Elle se tait.

— Eux, quoi ? insisté-je.

Je vous dis que je me sens nettement mieux, mes gamines ! À preuve, me revoilà curieux comme trente-six pies borgnes. C’est costaud, la viandasse. Ça se cramponne ! L’organisme se bagarre fougueusement.

Mathilde ne répondant pas, je soupire :

— Et si vous me disiez toute la vérité ? Au point où nous en sommes…

— Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? anxieuse-t-elle.

— Sûrement pas une pension d’invalidité… Alors ?

— C’est toute une histoire.

— Le contraire me surprendrait. J’ai déjà les éléments d’un bouquin de longueur convenable.

— Quand j’y pense, il me semble que tout ça n’est qu’un horrible cauchemar. Tout a commencé à Caducet, un soir…

— Berthoux ? je l’interromps.

— Vous êtes au courant ?

— Un peu, mais racontez…

— C’était un ami d’enfance de mon mari. Des inséparables… Jusqu’à la guerre ils ne se sont pratiquement pas quittés. Ils sont entrés ensemble dans la Résistance et ont bagarré côte à côte pendant toute l’Occupation. C’est à la Libération que leurs routes se sont séparées. Mon mari est retourné à ses études et Berthoux est parti en Allemagne avec l’Armée.

« Depuis lors, mon mari n’a plus eu de nouvelles et a cru son ami mort. Et puis un soir, Berthoux est arrivé à la maison, blessé, épuisé… »

Elle prend un temps et ajoute :

— Traqué !

— Par qui ?

— Maintenant je sais que c’était par ces gens. Il a expliqué à mon mari qu’il appartenait à un réseau d’espionnage et qu’à la suite d’une mission délicate on l’avait démasqué, pourchassé et blessé. Il ne savait plus où aller. Dans ces cas-là on cherche une planche de salut. Il a pensé à Charles et il est venu…

— Qu’a dit votre mari ?

— Cet étrange pensionnaire l’a, certes, rendu soucieux, mais l’amitié était pour lui une chose sacrée. Il a donc soigné et hébergé Berthoux clandestinement.

— Longtemps ?

— Une dizaine de jours…

— Pourtant sa voiture serait restée en stationnement près de votre maison trois jours seulement ?

Avouez, les mecs, que j’ai de la constance, non ? Souffrir d’une perforation intercostale et questionner une témointe avec minutie, c’est bien le signe de mes qualités poulardières. Je vous le signale au passage, au cas où vous ne le remarqueriez pas. Dans la vie, ne jamais oublier de mettre ses apports en valeur. Je me rappelle, quand j’étais momasse, on avait une cousine à m’man qui nous apportait toujours un petit bouquet lorsqu’elle nous rendait visite. Chaque fois, Léonie s’arrangeait pour nous affranchir sur le prix de ses fleurettes. Elle attaquait dans les lamentations : la vie qu’augmentait, la dureté de joindre les deux bouts. On pouvait plus rien se permettre comme extra. « Si je vous disais que mon bouquet, il a l’air de rien pourtant, n’empêche que j’en ai eu pour six francs ! » Bien vite, m’man se récriait que ça ne l’étonnait pas, ce chiffre astronomique, vu que rarement elle avait reçu un aussi beau bouquet. Confondons pas : y avait violettes et violettes, celles à Léonie c’étaient pas de la violette pour tisane, mais de la belle, de serre, délicate, bien pimpante et tellement odorante qu’on ne l’aurait pas supportée dans une chambre : elle vous aurait respiré tout l’oxygène de la pièce !

Léonie se pavanait vachement. Elle en installait pour six balles que ça n’en était pas croyable. Et ma Félicie, au fur et à mesure, se sentait éperdument débitrice, cousine comblée, bénéficiaire de sacrifices exemplaires. Ce qui vous prouve bien que l’individu avisé doit toujours mettre le plein feu sur ses qualités et ses présents, ses biens et ses distinctions.

— C’est mon mari qui l’a déplacée, la troisième nuit, répond Mathilde. Je l’ai suivi avec notre auto. Il est allé abandonner celle de Berthoux dans une rue de Vierzon. Après quoi, je l’ai ramené à la maison.

— Continuez…

— Le reste est très moche…, soupire-t-elle.

— Dites quand même, on ne commet pas les beaux crimes avec de beaux sentiments…

Pas mal comme définition, hein ? Si seulement je ne souffrais pas d’une soif inextinguible (que j’aimerais cependant essayer d’extinguer) je ne perdrais pas espoir. Seulement, voyez-vous, il ne se fait guère d’illuses, le San-A. Il sait bien que des gus qui poignardent en connaissance de cause un commissaire de ma réputation, le torturent, le séquestrent, et creusent une tombe sous ses yeux, sont bourrés de funestes projets en ce qui le concerne.