— Ça s’est déroulé comment, ce coup de fil ?
— Comme convenu, j’ai dit que j’avais un message urgent pour M. Haben.
— Ensuite ?
— On m’a ordonné de rester en ligne. Puis une voix m’a demandé ce qui se passait. J’ai expliqué à mots couverts…
Je me demande comment on peut expliquer par téléphone, à mots couverts, qu’on vient de dénicher un cadavre dans le coffre à bois, mais passons.
— Mon interlocuteur m’a répondu qu’il enverrait quelqu’un dans la nuit ou au petit matin. Il a ajouté qu’au cas où il y aurait du danger, je devrais accrocher un linge blanc à la fenêtre du premier étage. Je ne sais pas comment…
— C’est moi qui ait arraché la serviette, avoué-je.
Elle doit se dire, la veuvasse, que c’est pas ce que j’ai fait de mieux dans ma vie.
— Pourquoi veulent-ils nous tuer ? soupire-t-elle, comme en jaspinant à elle-même.
— Parce qu’ils trouvent que nous savons trop de choses et que ce sont des gens prudents.
Cette fois je suis à bout. Mon individu se balance dans des limbes.
Ma curiosité professionnelle s’effiloche, s’estompe. Il ne reste plus en moi que ma soif. Elle frappe dans toute ma chair. C’est la soif qui bat à mes tempes. C’est la soif qui met du feu dans mon dos et qui mouille mes cheveux. C’est la soif qui enfonce des clous rougis dans le creux de mes mains. O ! Félicie, où es-tu ? Approches-toi de moi avec ton vieux pichet plein de jus d’orange glacé… Je me crois dans notre pavillon de Saint-Cloud. Là-bas, je lis le passé de chaque objet à cœur ouvert. Quand on prend le caoua, m’man et moi, il y a le reliquat de quatre familles dans les deux tasses et les deux sous-tasses. Voilà que je débigoche, mes frères. Ça lambeaute sous ma coiffe. Je me dis des phrases sans suite. Les monuments de Paris sont des lieux communs ! Pourquoi, la dame pipi des chiottes de bistrot est-elle obligée de coller une pièce de cent balles dans le fond de sa sébile ? Malhonnêteté, reine du monde ! Rênes d’immonde ! Les robot et les rebelles ! Le soldat allemand est le meilleur soldat du monde, et le soldat français le meilleur civil ! Ah ! comme je hais les bouquetières de restaurant qui vous contraignent à un geste que vous n’avez pas pensé. Frank Pourcel est un compromis entre l’accordéoniste Aimable et la Philharmonique de Berlin ! J’ai soif ! J’ai soif ! Soif ! La Soif, d’Henry Bernstein ! C’est à boire à boire, à boire. C’est boire qui nous fait défaut, ô, ô, ô, ô !
Voilà comment on agonise, les gars ! En musique !
CHAPITRE XVI
Le visiteur du soir
Est-ce l’aube ou le crépuscule ?
La lumière est grise et triste. Compacte. Une lumière comateuse.
Au fait : suis-je dans le coma ?
Les maigres sanglots de Mme Favier confirment ma prise de conscience. Je fais du va-et-vient dans le sirop. Un coup dans les quetsches, un coup dans le réel. Bientôt je ne m’y reconnaîtrai plus.
— Vous pleurez ? articulé-je.
— J’ai froid, j’ai faim, j’ai soif, j’ai peur et je voudrais aller aux toilettes, larmoie-t-elle.
Beaucoup d’aspirations à la fois. Toutes plus légitimes les unes que les autres, certes, mais difficiles à satisfaire.
Je remue faiblement. On dirait que mon torse est pétrifié. Un bloc de ciment !
Les terrassiers sont partis. Un énorme monticule de terre me laisse imaginer la profondeur du trou.
Je ne peux m’empêcher de songer à ce que je ferais si ma blessure ne me clouait au sol, presque moribond ! Téméraire jusqu’à la gauche ! Je trouverais sûrement le moyen de nous sortir de cette pestouille.
Le ronron d’une bagnole s’amplifie et s’éteint pas très loin du hangar. Plusieurs coups de klaxon retentissent, comme lorsqu’on s’arrête dans une station d’essence où le pompiste tarde à se montrer.
La voix d’Œil-de-Faucon répond a cette sonnerie de trompe :
— Vous désirez ?
Un court silence. Puis une autre voix, un tantinet chevrotant. Aimable infiniment. Celle de Pinaud, de l’Ineffable, du Gentil, de la Tendre relique, répond :
— Un simple renseignement, monsieur.
La Vieillasse ! rêvé-je ? Mirage ? Délire ? se peut-il ?
Un raclement de gosier ratifie ma certitude. Il n’est que Pinuche pour produire ce bruit caractéristique.
— Je voudrais savoir si vous n’auriez pas aperçu une ambulance dans les parages, cher monsieur ? déclare le Chancelant.
— Pinaud ! crié-je…
Du moins je crois crier. Mais je ne fais pas plus de bruit qu’un lézard sur de la mousse.
— Non, j’ai pas vu d’ambulance, répond mon ravisseur, mais bougez pas, je vais demander à mes copains…
— Trop aimable.
— Madame Favier, balbutié-je. Criez de toutes vos forces : « Au secours, monsieur Pinaud ! San-Antonio est ici ! »
Elle obéit illico. Sa voix aiguë, réverbérée par les échos assoupis du vaste hangar, devient vite perçante !
— Au secours, monsieur Pinaud ! San-Antonio est ici ! Au secours !
— Ah ben ça, alors ! bavoche le Débris… Ça alors…
Puis, aux interlocuteurs qui doivent se précipiter :
— Dites donc messieurs, attaque toujours civilement l’Écrémé, qu’est-ce que ça signifie !
— Les mains en l’air, vite !
— Mais !
— Pas d’histoires ou tu es mort !
C’est tout ! Le silence se reforme.
— Mon Dieu, ils l’ont neutralisé aussi ? murmura Mathilde.
— Hélas…
Voilà ma conscience professionnelle, cette garce intraitable, qui refait des siennes. Elle m’objecte des trucs du genre : « Tu t’es trop précipité, gars. Pinuche vient d’être coiffé à cause de toi. Il tenait le bon bout puisqu’il est arrivé jusqu’ici et qu’il cherchait une ambulance. Malgré les vannes que lui auraient servi les autres, le Mollasson ne se serait pas laissé chambrer. Maintenant tout est râpé. »
Sombre jour !
Le plus impressionnant, c’est l’abandon dans lequel nous croupissons. Le silence ! Ou l’ont-ils emmené, Pinuche ? Dans le salon clandestin, histoire de le cuisiner ?
— Qui est-ce ? demande Mathilde.
— Un de mes adjoints !
— Il a retrouvé notre piste !
— La preuve !
— Mais alors, des renforts vont arriver ? On nous délivrera…
— Probablement, mens-je car la véritable élégance consiste à entretenir coûte que coûte l’espoir dans le cœur des hommes (et surtout des femmes, fussent-elles impliquées dans l’assassinat de leur époux).
In petto, je sais bien qu’il n’y aura pas plus de renforts que d’humour dans une sommation sans frais. Pinuche gratte seulâbre. Il a été branché, j’ignore comment, sur cette histoire d’ambulance, et il a suivi le fil conducteur sans prévenir l’Intendance.
Du temps s’écoule encore. Je me sens plus faible qu’une poupée de son coupée en deux. Faut dire que je n’ai dégusté, en fait d’aliment, qu’une lame d’acier de quinze centimètres au cours de ces dernières vingt-quatre heures !
L’obscurité a pris possession du hangar. Les deux avions sont à peine visibles maintenant.
Dès lors que je désespère de pouvoir dire adieu à mon cher Pinuche, une porte de fer claque, quelque part, et une lumière ballottante s’approche, guidant une petite procession.
Je ne distingue pas les arrivants, mais à l’intensité du piétinement, j’en déduis que nos trois tourmenteurs sont là. Une petite toux minable m’informe que la vieillasse fait partie du cortège.