— On va simplement te prouver que nous ne sommes pas des plaisantins ! dit la voix obscure du blond.
Le groupe s’arrête près de nous !
— San-Antonio ! bêle Pinauderche.
— En chair et en os, mais à la toute dernière extrémité, lui réponds-je.
— Tiens, remarque le blond, il a repris connaissance. Tant mieux, on va pouvoir parler. Lève un peu la lampe sur la femme, Sergio ! Je veux montrer à ces messieurs de la police ce que c’est qu’un homme déterminé.
Le faisceau blanc d’une grosse lampe-torche éblouit Mathilde. Elle cligne des yeux en détournant la tête autant que le lui permettent ses liens.
— Qu’est-ce que vous faites ? interroge-t-elle d’un ton angoissé. (Je vois surgir dans le faisceau de la loupiote la main fine du blond, armée d’un énorme revolver. L’arme tressaille dans sa main tandis qu’un bruit terrible fait vibrer les tôles du hangar. Un trou mousseux vient de creuser la figure de Mathilde. Puis un autre ! Un autre encore. Dans la lumière du projo, c’est hallucinant de voir ce beau visage de femme partir en morceaux, se creuser, s’anéantir.)
Il a dû tirer quatre balles, presque à bout portant. Un silence suit, à peine troublé par le glouglou du sang et nos respirations haletantes. Il existe une extase de l’horreur. Nous communions en elle, tous les cinq, un bref instant unis par ce forfait.
— Foutez-la dans le trou, elle tiendra compagnie à l’autre ! enjoint le blond.
Ils obéissent. Affreux détail (manière de ne rien vous épargner), Œil-de-Faucon entortille un sac autour de la tête en bouillie de Mathilde avant de coltiner la malheureuse femme[24] jusqu’à sa tombe.
Un plouf ! Ça me rappelle…
Tout me rappelle quelque chose. Je regardais décharger des sacs de farine devant une minoterie, et ça faisait « plouf, ploff, plaouff, ou floc ». Aucun sac ne produisait le même bruit que le précédent. Par la pensée je supprimais les intervalles de silence pour relier tous ces heurts, et composais ainsi un étrange solo de contrebasse à cordes. On se rend pas assez compte combien le monde est musical. Peu de compositeurs ont souligné son harmonie sonore. Soyons justes : Schubert, avec La Truite, nous a restitué la rivière murmurante ; Ravel a admirablement reconstitué le bruit du boléro électronique pivotant dans sa turbine ; et c’est au regretté Rouget de l’Isle que nous devons ce majestueux document sur la récolte des pommes. Mais les exemples sont rares, aussi me permettrai-je, en passant, d’exhorter mes camarades positeurs à musiquer les bruits du monde, sans se cantonner sottement à la source murmurante ou à la pompe à merde comme ils le font habituellement.
— Ramenez ces deux hommes au salon ! ordonne le blond.
Pendant que ses fossoyeurs à tout faire me transbahutent, je lui demande :
— C’est vous, Haben ?
Il bronche.
— En effet, pourquoi ?
— Par esprit pratique, réponds-je ; afin de vous qualifier. Jusqu’à présent je vous nommais « le blond » et je crains que ça ne surmène mes lecteurs qui ne sont pas tous d’un niveau intellectuel très élevé.
Il hausse les épaules.
— Vous me paraissez loquace, mon cher, et je m’en réjouis.
Une enfilade de couloirs en planches aux murs desquels pendent des salopettes, puis c’est le délicat salon. Il y fait clair et chaud.
Je constate alors que Pinuche est torse nu. Son buste squelettique, où les côtes ressemblent à un ressort à boudin légèrement distendu, est couvert de brûlures rondes. On dirait un léopard mité. Ces vaches lui ont fait une séance de cendrier assez mémorable. Tout au cigare, ils l’ont entrepris, ma Vieillasse. Au Quai d’Orsay, je reconnais l’odeur !
— Tu es blessé ? murmure la Baderne, apitoyée.
— Un poignard dans le dos, révélé-je. Et toi, tu as eu droit à l’amuse-gueule Jeanne d’Arc ?
Haben n’a plus sa combinaison. Il porte maintenant un élégant complet de tweed dans les tons feuille-morte. Il va puiser un cigare dans un coffret d’argent et l’allume suivant le rituel des fumeurs de barreaux de chaise.
— Messieurs, nous dit-il, une fois dissipée sa première bouffée, une mise au point s’impose.
Éternuement de Pinuche, lequel a pris froid dans le hangar. Ça ponctue bien la déclaration légèrement emphatique du blond Haben.
— Je suis décidé à obtenir satisfaction, reprend-il.
Nouvelle bouffée bleue qu’il balaie de la main pour mieux nous dévisager.
— Obtenir satisfaction, murmuré-je, cela entend dénicher ce que le citoyen Berthoux a planqué ?
Il a un sourire engageant.
— Merci de ce raccourci, commissaire San-Antonio, grâce à vous nous pénétrons directement dans le vif du sujet. Pour commencer, je voudrais que vous me fassiez l’un et l’autre un résumé très complet de votre enquête.
— Vous pensez que ce rapport vos ferait avancer vos recherches ?
Il a un geste en montagnes russes.
— Ne vous préoccupez pas de ce que je pense. Parlez !
Cet homme, croyez-en ma petite expérience est plus froid qu’une patinoire. Il est indifférent à toutes formes de détresses humaines. Il tue comme il parle, il parle comme il pense et il pense comme il agit : selon des données précises, avec une rigueur arithmétique.
— Mon Dieu, cher monsieur Haben, je n’ai pas pour habitude de rendre compte de mes missions à d’autres que mes supérieurs…
— Vous avez tort.
— Mais non ! De quel moyen de pressions disposez-vous à mon endroit ? Je barbote dans un demi-coma et, vous l’avez vu, je perds connaissance aux premiers sévices.
— Je peux vous tuer !
— Argument non valable : puisque vous ALLEZ nous tuer !
— Je peux vous laisser la vie sauve !
— Vous me le répéteriez pendant cent douze ans que je n’arriverais pas à le croire.
Il a gardé son meilleur argument pour la bonne bouche. Je me doutais qu’il allait me l’assener, bien chaud, sur le coin du cœur.
— Je peux aussi faire découper votre inspecteur en rondelles sous vos yeux.
— San-A. ! m’appelle doucement Pinaud. Toute politesse gardée, dis-lui donc merde ! Je déteste ce genre de pression !
On pourrait croire que le gars Haben va s’emporter. Au contraire il s’amuse. Il ôte son cigare pour rigoler sans risquer de brûler la moquette (il a lu le Corbeau et le Renard).
Cet abominable personnage se dirige vers un meuble d’acajou et prend une espèce de petite trousse noire dans le tiroir du bas.
— Ficelez-moi ce vieux guignol sur sa chaise !
Dociles comme des cellules photo-électriques, ses sbires obtempèrent. Haben prend une seringue dans la trousse noire et cisaille méticuleusement une ampoule.
— Je vous demandais de parler uniquement pour vous conditionner, messieurs. Il est bon que le cerveau se trouve branché sur le sujet souhaité avant mon petit traitement. J’ai eu maintes fois l’occasion de constater à quel point ces préliminaires sont utiles.
Maintenant, mes canards, j’ouvre une parenthèse pour vous signaler un détail qui va avoir son importance dans les pages suivantes : le brancard sur lequel je gis est muni de roulettes, comme la plupart des civières ambulancières. Enregistré ? Banco ! Autre précision : Œil-de-faucon vient de s’accroupir pour ficeler les canes de Pinuchet à sa chaise. Il porte son revolver dans une gaîne fixée à sa ceinture. Vous carburez toujours bien, oui ? Pas besoin de vous masser le bulbe ou la prostate ? Pour compléter mes informations, laissez-moi vous dire que je me trouve à un mètre de ce charmant garçon.
24
On l’appelle toujours une femme morte « la malheureuse », alors qu’elle aurait plutôt tendance à être « bienheureuse ».