Je complète mon acte attilien à l’aide du rasoir. En moins d’une minute Pinaud ressemble à un curé pour la grand-messe. Des larmes dégoulinent sur sa frime comme la flotte sur l’ardoise d’une pissotière publique.
— Qu’as-tu fait, mais qu’as-tu fait ! lamente le Démoustaché.
— Un merveilleux élagage, Pinaud. En vérité je te le dis, ta moustache repoussera plus drue, plus noble et plus fournie que celle qui gît sur le plancher.
— Sans compter, murmure Béru qui vient d’arriver, que tu fais vingt ans de moins comme ça. Tu parais tout juste la petite cinquantaine bien tassée.
— Charmant, aigrise le Sénile.
— Maintenant, enchaîné-je, enfile ces bas, cette robe et ce corsage !
En rechignant il obéit. Nous suivons sa transformation avec des yeux fascinés. Quelque chose s’opère. De curé en civil, le voici devenu chaisière en uniforme. Lorsqu’il coiffe la perruque à chignon, c’est l’apothéose.
— Ma concierge tout craché ! estime le Gros.
— Je voudrais me voir, demande l’intéressé.
Nous escortons la bonne du docteur Bérurier jusqu’au miroir qui va la renseigner sur sa mutation, guettant ses réactions, espérant enfin un éclat de rire.
En se découvrant, en pied, Pinaud marque un temps d’arrêt. Puis il pousse un cri semblable à un éternuement de pintade et murmure en se tendant les bras :
— Maman !
CHAPITRE II
Le Dr Béru entre en fonction tandis que j’entre en faction
— Il a de la clientèle, le bougre ! murmure le docteur Longuant.
C’est un solide gaillard, terriblement enveloppé pour son âge. Trop de tortore et pas assez d’exercice. Déjà sanguin à pas trente ans, avec un bide de bouvreuil, un cou de taureau, des yeux de batracien et des petits bras de pingouin.
Il laisse retomber le rideau de la fenêtre et va prendre une poignée d’amandes salées dans une boîte en fer-blanc. C’est son vice, l’amande salée. Il en bouffe à longueur de journée, comme d’autres sucent des bonbons. Par pleines poignées. Vraoum ! Il s’emplit le clapoir et ça se met à craquer sous ses crocs comme les rouages d’un vieux moulin à café.
Un gars très sympa au demeurant. Placide, bon vivant. Un défaut toutefois : il fait des vents. Pas des petits soupirs avortés, non : de bons gros pets sonores de spadassin. J’ai connu des pétomanes ; plusieurs. Ça leur venait d’une opération postérieure généralement. Chez Longuant, c’est plutôt un genre de performance à établir. Une manière de s’affirmer. Il pète plus fort qu’un cheval, sans s’excuser.
Quand vraiment il en balai un tonitruant, il se tourne vers vous et vous considère d’un œil ravi. Pas vantard, y a même de la modestie dans ses prunelle. Mais il a besoin de quêter votre admiration, de s’assurer que vous appréciez le concert. Il pourrait faire partie d’un orchestre car il parvient à être mélodieux à sa façon. J’imagine d’ici comment il figurerait dans le programme de Pleyel : « Premier violon, M. Stanislas Bouillemol, à la batterie Eugène Rentanplant, au cassoulet toulousain, le Dr Longuant. »
La gêne, il connaît pas, le toubib. Autant en emporte le vent ! Autant en colporte l’auvent. C’est plus un homme, mais un courant d’air !
— Remarquez, dit-il en concassant ses amandes, dans ces petits bleds, l’arrivée d’un nouveau toubib c’est comme l’arrivée d’une nouvelle négresse au clandé du coin : tout le monde veut l’essayer.
Là-dessus, il m’en tire un à bout portant.
Je braque mes jumelles sur la maison d’en-face. Ça carillonne ferme chez Béru. La vieille bonne n’arrête pas de délourder. Y a des femmes, essentiellement : des vieilles, des jeunes, des qu’ont un môme, des bien loquées, des modestes. Et puis des vieux bonshommes. Le mâle devient un peu gonzesse dans ses marottes en prenant du carat.
Le pavillon de l’appareil de phonie nous transmet une rumeur creuse. Ces allées et venues composent un fond sonore qui craque comme les amandes salées sous la dent du médecin.
— Entre nous, commissaire, me dit l’homme de l’art en pianotant son Codex, il eût été beaucoup plus simple que je prenne la place de votre gars, en face.
— Trop dangereux, tranché-je. Je n’ai pas le droit de jouer avec votre vie, docteur.
Il en loufe de rire.
— Un homme prévenu en valant deux, si vous croyez que je me serais laissé faire…
— L’assassin est probablement un maniaque qui frappe avec soudaineté, dis-je. Pour le contrer, il ne faut pas être médecin.
— Expliquez un peu pourquoi ?
— Parce que vous seriez pris par vos occupations professionnelles, mon cher ami. Au bout de quatre ou cinq malades, automatiquement votre vigilance se relâcherait.
Comme si le mot lui soulevait l’intestin, il en profite pour lâcher un chapelet-surprise.
— Tandis que mon inspecteur n’étant pas toubib, lui, il reste disponible, achevé-je.
— Et s’il lui arrive un méchant truc ?
— Les risques du métier, docteur…
Il reprend une poignée d’amandes.
— Vous croyez vraiment que mes collègues ont été bousillés ?
— Tout ce qu’il y a de vraiment. Le premier était installé à Caducet depuis vingt ans. Un homme tranquille, estimé, sans histoires. Une nuit il a été appelé pour une urgence. Il est parti à trois heures du matin. Sa femme dormait. On ignore où il s’est rendu. Le lendemain il gisait dans son cabinet, mort d’une balle dans la tête, un pistolet à la main. Sa famille ignorait qu’il possédât un pistolet… Le deuxième était célibataire. Il n’avait pas encore déniché de bonne à demeure. Une nuit qu’il se trouvait seul dans la maison, il est tombé dans l’escalier et s’est ouvert le crâne sur le carrelage du hall, mais le médecin légiste prétend qu’il avait reçu plusieurs coups sur la tête. On a repéré quelques éclaboussures de sang au premier étage. Là, sans erreur possible, on est certain qu’il y a eu meurtre. Quant au troisième, il est mort en fin d’après-midi. Il venait d’arriver, sa femme s’occupait de leur installation, au premier étage. Elle n’a entendu aucun coup de sonnette. Quand elle est allée chercher son mari pour le dîner, celui-ci était mort depuis plus d’une heure, étranglé. On l’avait suspendu à la poignée de la croisée. Je dis qu’on l’avait suspendu, car il n’avait, lui aussi, aucune raison de se supprimer. Par ailleurs, mes collègues de la région ont cru déceler des traces de lutte dans le cabinet : un cadre à photographie brisé, des objets épars. Vous continuez de douter ?
Un profond soupir issu de son hémisphère sud me répond. Presque immédiatement, le haut-parleur se déclenche, riche de l’organe béruréen.
— Alors c’est vous qui me débutez, ma petite dame ! Asseyez-vous et direz-moi ce qui vous amène.
— Depuis plusieurs jours je souffre de la gorge, répond une voix mélodieuse.
— Déshabillez-vous, on va voir ça, fait le médecin improvisé.
Mon compagnon de guet tressaille et s’en déchire le soubassement.
— Il est dingue, votre gars ! Faire dessaper cette dame pour un mal de gorge !
Je lui fais signe de ne pas perturber l’écoute.
— Que… que je me déshabille ! bredouille la patiente, également surprise.
— Textuel, répond le Gravos avec bonhomie. Ma petite, vous avez deux sortes de mals de gorge. Çui qui provient de la gorge, et çui qui origine d’aut’ part, comprenez-vous ? Le mal de gorge de gorge, c’est de la babiolerie que le simple gargarise vous guérit ; mais le mal de gorge d’aut’ part, faut le combattre avec rudesse et décision si on veut pas qu’il se mettrait à amplifier, vu ? Vous avez quel age, mon petit cœur ?