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Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire rire et pleurer.

Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans Richard Darlington, dans Buridan, dans Kean, de magnifiques emportements.

Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont un peu rentrées dans le ventre.

Eh bien, il y avait été tout simplement parfait.

Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval.

Alors vous verrez et vous jugerez.

J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame de la Jeunesse de Louis XIV, arrêté par la censure parisienne.

On l'appelle Romanville.

Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.

En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à dix-huit.

Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure troupe de drame de Paris eût porté envie.

Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons plus, et revenons au château d'If.

Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane volontairement abandonnée.

C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.

Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure et donne toujours plus qu'on ne lui demande.

À l'époque où je visitai pour la première fois le château d'If,-1834-l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.

Depuis 1834, tout est bien changé.

Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!

s'écrie Victor Hugo.

Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que Canaris en Grèce.

Qui est cause de cet oubli?

Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine de volumes, intitulé _Monte-Cristo_.

Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.

Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.

Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, mais la fuite de Dantès.

Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir une vue du château d'If.

Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:

_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._

Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un concierge fait sa fortune au château d'If-fortune de concierge, bien entendu-en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique de fleurs, et se retire avec des rentes.

Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent mille francs.

C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire des communications à ce sujet.

Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta l'histoire de Dantès.

Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.

Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner plus de vraisemblance à la chose.

En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute cette histoire était parfaitement conforme au roman.

Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une certaine distraction.

Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,-la première venue,-un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.

Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de navigation, il nous avait heureusement déposés.

Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.

Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.

Mais lui, secouant la tête:

– Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.

– Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?

– Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse pas acheté.

– Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.

– Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.

– Comment cela?

– Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.

– Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour que vous donniez dix francs pour me conduire.

– L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse pas cédé.

– Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse beaucoup.

– Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le temps que vous serez à Marseille.

– Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?

– Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.

– Cependant…

– Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, voilà tout.