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Je lui tendis la main.

– J'accepte, lui dis-je.

– Alors, donnez vos ordres pour demain.

– Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.

– À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la journée.

– Mais je vais vous ruiner, mon ami!

– Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que cette phrase-là, avec dix accents différents: «Batelier, au château d'If!» Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions une pension.

– Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.

– À demain onze heures.

Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:

– Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.

On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses doigts.

Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.

Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il fit, du reste, d'excellente grâce.

Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave homme.

Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de _la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour Dieu! il ne vous laisserait pas payer.

Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.

Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.

Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris, mais qu'il faut admirer à Marseille,-Marseille compte cinquante ou soixante mille habitants de plus, sans compter que la population flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.

Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.

Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet, mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil municipal de Marseille.

C'était d'acheter Aix.

Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.

Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.

Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les archives, suivaient naturellement les habitants.

Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau à la Durance.

La municipalité refusa.

Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.

Berteau pense que c'est son affaire de 1831-vous savez, la fameuse affaire de la couronne de laurier et de la perruque-qui lui a fait du tort.

Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un classique.

Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du Théâtre-Français le succès de Henri III et la chute d'Arbogaste.

À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.-Oh! soyez tranquilles! Arbogaste,-pas Henri III.

HEURES DE PRISON

Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.

Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.

Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.

Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme la victime, diraient-ils: _Non._

En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.

Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.

On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, l'a reniée après son crime.-Remarquez que je parle au point de vue de la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit qu'elle l'était.

Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce que j'ai pu pour la faire sortir de prison.

En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!

Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais rien sollicité pour moi?

Je vais vous le dire.

Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit au camp de Smendou.

Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons. On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.

Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.