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» Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la révéler. «Travaillez,» me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes indéchiffrables à ses yeux.

» Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je mettrais de l'art jusque dans un ourlet.

» Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée escalade les étoiles.

» Maintenant, comment décider,-tirez-moi de mon doute, Dumas,-comment décider lequel de tous ces états est celui auquel Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui tache quand elle n'éclaire pas.

» La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute futaie de roseaux.

» Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si brûlants, mais si fragiles.

» Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.

» En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.

» Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!

» MARIE CAPELLE.»

On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.

SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.

ITALIE.

«Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour voiler tes beaux flancs!

» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes les neiges alpines!

» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je pleure rien qu'en pensant à toi.

» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!

» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!

» 1844.»

VILLERS-HELLON.

«Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.

»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux jeux des petits enfants?

» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première au retour du printemps? Chère aubépine… J'atteignais ses rameaux avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.

»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?