» Je vivrai là…
» Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une heure de souffrances partagées.
» Je vivrai ces six jours.
» Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?…
» Jamais!
» Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs et les saints.
» L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des abaissements, c'est le miracle de la foi… Je m'honorerais d'être véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne l'étais qu'à demi.
» Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;-mais je suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me salir.
» À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
» À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
» Mon oncle, je veux souffrir… je le veux. Seulement, je vous en supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes douleurs.
» Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
» Votre MARIE CAPELLE.
» _Post-scriptum_.-On prétend que la pensée d'une femme est toute dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le signe du crime, mais celui d'une vertu.»
Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on renferme à Saint-Lazare?
Oui.
Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par exemple?
Oui.
Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
Oui, incontestablement oui.
Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la punition.
Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le bon docteur Larrey.
Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, de concourir au prix Montyon.
Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la description.
Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
Écoutez, c'est elle qui parle:
«L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et sommeille. La nuit est le domaine des morts… Je veux m'allier à ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus _gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque… Non, je ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois!»
La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février 1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa main amaigrie à la porte du tombeau.
Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
Enfin la rigueur des hommes se lassa.
Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur d'une autre cellule.
Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
«Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
» Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir. C'est de la vérité locale.
» Voici le mobilier:
» À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est fort laid, mais c'est chaud.
» En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale liserée de gris.
» Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
» Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
» J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et petite chapelle de mes souvenirs.
» Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon grand-père.
» Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.