Il y avait des cornes partout.
Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
«Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges, que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait qu'elles se tournassent de côté et baissassent.»
Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de Milan.
Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille florins.
L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la folie.
Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient jaillir la veille du vin et du lait.
Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
Le véritable motif, c'était le plaisir.
Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une illustration non noins grande que ses deux oncles.
D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de Bourgogne,-pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en paix.
Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours en jeux, bals et galanteries.
Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition de sept cent cinquante bénéfices.
On passa en Languedoc.
Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les couvrirent.-Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était retenu pendant douze jours à Montpellier «par les vives et frisques demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et fermaillets d'or,» ordonna d'arrêter et de faire le procès de Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du bûcher? J'en doute.
Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire justice, fit faveur_: il accorda aux abbayes de filles de joie que leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière d'autre couleur que leur robe, au bras.
Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait avant lui. C'est le roi qui gagna.
Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur vide.
À vingt-trois ans, il était fou.
Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc d'Orléans, prit sa femme.
Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de Bourgogne.
L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée dans l'esprit fantasque du jeune prince.
C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le bonheur du duc d'Orléans.
Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant la mort du duc d'Orléans.
Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie amoureuse.
En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à faire une visite à Louis d'Orléans.
Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.