Très vite, l’élève de seconde est en effet très troublé par sa prof. Et de son côté, elle apprécie sa différence. « Vraiment, il n’était pas comme les autres, se souvient-elle. Il avait un rapport à l’adulte, à tous les adultes, d’égal à égal. Je ne l’ai jamais vu respecter cette échelle d’âge[19]. » Autre particularité qui fait s’arrêter l’enseignante sur l’élève Macron : sa présence scénique. Celui dont on raillera deux décennies plus tard les mises en scène christiques a déjà le sens de la dramaturgie. Il va commencer à l’explorer dans La Comédie du langage, une pièce de Jean Tardieu que Brigitte Auzière a choisi de monter. Son futur mari y incarne un épouvantail. Et au fil des longues heures de répétition, son interprétation la séduit. « Je trouvais qu’il était incroyable sur scène. Je me disais : “Quelle présence[20] !” », reprend-elle. Le 17 mai 1993, elle en a confirmation lors de la représentation de fin d’année, sur la scène de La Providence. « Ah, que c’est bon de renaître ! », déclame-t-il ce soir-là, les yeux clos et les bras en croix. Brigitte ne mesure pas encore combien cette phrase va s’avérer prémonitoire.
À la rentrée suivante, Emmanuel Macron ne manque pas à l’appel. Il s’est à nouveau inscrit au club théâtre, où il met toute son énergie. Et il s’emploie à challenger sa prof… Toujours fidèle à son style entre zèle et insolence, lui qui, trois livres sous chaque bras, parle à ses enseignants comme à des semblables. « C’est tout juste s’il ne m’a pas dit : “Madame, vous devriez être un peu plus ambitieuse”, continue-t-elle dans La Stratégie du météore. Il est arrivé avec un petit manuscrit dans sa mallette : L’Art de la comédie, d’Eduardo De Filippo. Je regarde et lui dis : “Tu es bien gentil, il y a cinq ou six rôles et moi, j’en ai dix-sept qui ont l’option théâtre”. » Cela tombe bien ! Le lycéen a justement une idée en tête : enrichir le texte d’autres personnages, pour impliquer tous les élèves du groupe – dont la propre fille de Brigitte, Laurence Auzière. Ce qui lui donne en prime un prétexte tout trouvé pour voir l’enseignante en dehors des cours. Dès l’automne 1993 débute un travail de réécriture qui durera des mois. Certains élèves nous racontent avoir été parfois conviés. « Se sentant basculer, elle ne voulait peut-être pas se retrouver seule avec lui[21] », ose l’un d’eux. Mais l’essentiel se fait quand même à quatre mains. Une époque pendant laquelle Brigitte raconte avoir eu la sensation de « travailler avec Mozart » (une première étape pour le futur « Mozart de la finance » ). Chaque vendredi soir, tous deux se retrouvent pour œuvrer plusieurs heures, à La Providence. Voire chez l’enseignante, à une dizaine de minutes de l’établissement. Le jeune homme y prend très vite ses marques, et fait comme à la maison… Son vrai chez-lui n’est d’ailleurs pas très loin : les Auzière et les Macron sont voisins, dans le quartier huppé d’Henriville. De la typique maison en brique, sur deux niveaux, que Brigitte habite rue Saint-Simon, à celle des parents d’Emmanuel, rue Gaulthier-de-Rumilly, il n’y a que 240 mètres. Maintenir une distance ne s’annonce définitivement pas évident… « C’est subrepticement que les choses se sont faites et que je suis tombé amoureux. Par une complicité intellectuelle qui devint jour après jour une proximité sensible, expliquait le candidat dans Révolution. Nous nous parlions de tout. L’écriture devint un prétexte[22]. »
Ce qu’Emmanuel Macron ne précise pas est que, cette année-là, son Art de la comédie revisité n’est pas sa seule production littéraire. Et non, on ne parle pas des poèmes qu’il écrit à l’époque. Ni même de Babylone Babylone, ce récit picaresque des aventures d’Hernán Cortés, pour lequel il n’avait pas trouvé d’éditeur… Car c’est une œuvre plus personnelle à laquelle il travaille alors, comme nous l’a révélé à Amiens une voisine de Brigitte. « À cette période, je faisais de la dactylographie. Je le connaissais du quartier et un jour, il m’a demandé de taper les trois cents pages d’un livre qu’il venait d’écrire[23]. » Elle accepte et là, surprise : « C’était un roman osé, un petit peu cochon ! Les noms n’étaient bien sûr pas les mêmes mais je pense qu’il fallait qu’il exprime ce qu’il ressentait à l’époque. » Un manuscrit pour lequel les enchères monteraient sans aucun doute aujourd’hui… « Je ne l’ai pas gardé, malheureusement ; lui doit encore l’avoir. Si j’avais su ! », s’amuse-t-elle. Dommage en effet. De la new romance signée Emmanuel Macron ? On s’en serait délecté !
Début 1994, la pièce remaniée avec Brigitte est en tout cas prête. Et, après des mois à attendre la session écriture du vendredi soir dès le samedi matin, l’enseignante prolonge la collaboration, impliquant son élève dans la scénographie du texte qu’ils ont imaginé. « J’étais le metteur en scène de la pièce » nous raconte Jean-Baptiste Deshayes. « Nous avons passé beaucoup de temps à travailler tous les trois ensemble. Emmanuel était déjà brillant, éloquent. J’ai le souvenir de nombreux moments à refaire le monde avec lui après le théâtre. Nous voir débattre amusait beaucoup Brigitte ! Elle aime sortir du cadre, avec un côté à la fois conservateur et progressiste. Elle a beau appartenir à la famille Trogneux, à une certaine bourgeoisie locale, c’est cette prof cool qui invite ses élèves à boire l’apéro le vendredi soir, qui se fait tutoyer dans un établissement où cela ne se pratique pas… Ces choses en font un personnage que l’on n’oublie pas. » Pendant ces moments à trois, Jean-Baptiste Deshayes sent pourtant que quelque chose de plus fort se noue entre son camarade et Brigitte. « C’était absolument évident. Il y avait une attirance totale, qui paraissait naturelle. Il y avait une connexion incroyable[24]. » Difficile pour la prof de ne pas admettre qu’elle a succombé au charme de cet adolescent romantique, à la tignasse bouclée et aux faux airs de Boris Vian. Impossible de nier qu’il a « pris l’ascendant sur elle » et qu’elle a « senti qu’elle glissait ». « Petit à petit, j’ai été subjuguée par l’intelligence de ce garçon, avouait-elle en 2016. Cela fait très longtemps que nous sommes ensemble, et je n’en ai toujours pas mesuré le fond. Les capacités d’Emmanuel sont totalement hors norme. C’est la prof qui parle[25]. » Elle l’encouragera d’ailleurs à passer le concours général de français puis le concours d’éloquence organisé par le Rotary d’Amiens, qu’il remporte coup sur coup. De quoi conforter Brigitte dans son appréciation. Elle a beau ne l’avoir eu que dans sa classe de théâtre, comme le couple ne cesse de le préciser, elle a vite mesuré ses qualités littéraires. Ce qui explique peut-être que le président l’ait à l’occasion décrite comme sa prof de français. Entre eux, l’admiration est donc réciproque. Si elle dit ne jamais avoir lu ses poèmes et devoirs en classe, comme le prétendaient certains, elle l’a en revanche fait intervenir dans l’un de ses cours, à en croire un ancien élève. « Il était dans une autre première que nous et était venu faire une explication de livre. Il s’exprimait presque comme un enseignant alors que nous avions le même âge[26]. »