Un grand gaillard venait vers lui, faisant gicler la boue sous ses bottes.
— Je suis le shérif délégué. Je suis ici depuis la découverte du corps mais mon enquête n’a guère avancé. Le corps a pu venir de très loin sous la glace. Ce sont des choses qui arrivent ici. Par chance le toubib volant a fait une autopsie voici trois jours et a découvert la balle. Jusque-là nous avions pensé qu’il s’était blessé accidentellement ou qu’un objet pointu avait déchiré son cadavre sous la glace.
— Avez-vous son identité ?
— Il avait sur lui un passeport dans une poche étanche. Malgré tout un peu d’humidité a altéré le papier. Il s’agit d’un certain John Menis, né à Butler en Pennsylvanie en 1933, profession : convoyeur. Il travaillait pour la Continental Carnages. Voici un bulletin de paye.
Ils accédaient à une galerie ceinturant un grand chalet de bois. Le shérif délégué désigna une petite construction accolée au bâtiment principal.
— Nous avons déposé le corps dans un garde-manger désaffecté.
— Vous avez un rapport d’autopsie ? Il parut embarrassé :
— À vrai dire le toubib n’était pas obligé de la pratiquer, et il l’a fait pour me faire plaisir. Il s’est surtout contenté d’extraire la balle pour que nous l’examinions.
Le corps était sous une couverture. L’homme était de grande taille, très musclé, à peine abîmé par son séjour dans l’eau. Kovask laissa tomber la couverture.
— Les objets trouvés dans ses poches ?
— Venez voir.
Ils étaient dans une caissette en bois. Un pistolet de gros calibre écrasait une bouillie encore humide faite de cigarettes, d’un mouchoir et de billets de banque inutilisables. L’arme était rouillée.
— Le chargeur est incomplet, précisait le shérif. Quatre balles. Impossible de savoir s’il a tiré sur son agresseur ou non, évidemment.
La photographie du passeport était encore de bonne qualité, l’humidité ne l’ayant pas trop abîmée. Kovask glissa tous ces papiers dans sa poche.
Et ça ? fit l’autre en désignant la caissette. Kovask haussa les épaules.
— Gardez-le. Nous vous tiendrons au courant des suites de l’enquête.
— Un accident de chasse ou un crime ?
Il ne s’étonnait pas de la présence de l’arme dans les poches du mort. Dans ce pays c’était une chose assez ordinaire.
— Puis-je envoyer un message au F.B.I. d’Anchorage ? Cela m’avancera énormément.
Le lieutenant Bassano reçut toutes les informations pour commencer son enquête.
Il invita le shérif au petit restaurant local, tua difficilement le temps jusqu’à l’heure du décollage. Dans l’appareil, à plusieurs reprises, il examina la photographie de John Menis. Le type n’avait pas dû être commode et il avait le faciès d’un bagarreur.
Le lieutenant Bassano l’attendait à l’aéroport.
— Du nouveau ? fit Kovask en lui serrant la main.
— Pas mal en effet. D’abord ce type est fiché chez nous, soupçonné d’avoir été un tueur à la solde de quelques patrons de l’International Brotherhood of teamsters.
— Le syndicat des camionneurs ? Celui qui a eu pas mal d’histoires avec vos collègues en 1959 ?
— Oui. John Menis semblait s’occuper des petites entreprises pour leur imposer le fret. Il agissait alors sous le nom de Mariai. Ça faisait plus gangster certainement mais Menis est son vrai nom.
— Une fripouille quoi ?
— Oui. À la Continental ils l’employaient comme « sleeper »[2] et ils étaient contents de lui. Sauf qu’il demandait souvent des congés. Ainsi il avait demandé un congé de quatre jours à l’époque de sa disparition. Évidemment ils n’avaient plus entendu parler de lui.
Kovask se dirigeait vers sa voiture.
— Je vais monter avec vous, dit le lieutenant. Le temps de dire un mot à mon chauffeur.
Ils roulèrent dans la quatrième Avenue dans le flot des voitures, tandis que les enseignes lumineuses commençaient de s’allumer çà et là.
— On ne se croirait jamais à trois cents et quelques miles du cercle polaire.
Kovask conduisait en réfléchissant, et grogna son approbation à cette déclaration du lieutenant.
— Dites-moi, fit-il à un feu rouge, Menis devait avoir un collègue pour les transports lointains. Un autre sleeper ?
— Bien sûr, dit Bassano. Le gars a été collé avec un autre. C’est un certain José Ladan.
— Il habite Anchorage ?
— Oui, mais il est en déplacement en ce moment sur « L’Alcan »[3] à bord d’un vingt tonnes. En route vers Seattle dans l’État de Washington. Le voyage doit durer une semaine environ.
— Quand est-il parti ?
— Avant hier. J’ai recopié son programme dans les bureaux de la Continental. Il doit faire halte dans plusieurs endroits.
Kovask glissa la feuille de papier dans sa poche.
— Rien à signaler sur ce José Ladan ?
— Non. J’ai pu me procurer sa photographie et les télétypes l’ont envoyée jusqu’à Washington. Ça n’a rien donné.
Le marin se tourna vers lui.
— Vous avez fait un excellent travail.
— Hum, fit le policier. Autre chose. Le Commodore Shelby vous attend à votre hôtel.
Kovask jura. Il avait justement l’intention d’aller voir Nelly le soir même.
CHAPITRE VI
Le commodore fit signe au garçon et lui commanda le café.
— Mais ces types qui ont réussi à placer ces diffuseurs, qui étaient-ils ?
— Soi-disant des cinéastes voulant filmer les îles Aléoutiennes et les ruines des installations datant de la dernière guerre. Une équipe de cinq gars disposant d’un petit yacht, un fifty-fifty avec un diesel, ce qui leur permettait d’approcher le moindre îlot.
Il se tut à l’approche du serveur, mais reprit ensuite avec force :
— Il nous faut ces gars-là. Ces diffuseurs seront périmés d’ici la fin de l’été, et Washington veut savoir s’il s’agit d’un coup de bluff ou d’une affaire sérieuse. Sans le révérend nous n’aurions jamais rien su. En supposant que les Ivans veuillent nous impressionner, ils auraient été moins discrets.
— Maintenant, dit Kovask, la seule piste potable dépend de ce José Ladan. On ne voyage pas des semaines entières avec un collègue sans arriver à deviner ses habitudes … ou même à les partager.
Son chef approuva vivement.
— Complice hein ? Qu’avez-vous imaginé pour le confondre ?
— Un contrôle à la frontière par un fonctionnaire de l’I.C.C. Il fera semblant de reconnaître Ladan et lui annoncera la mort de Menis. Ensuite nous n’aurons plus qu’à prendre la piste. Car le camionneur sera certainement inquiet à la suite de cette déclaration et il essayera de voir quelqu’un.
Buvant son café à petites gorgées, le Commodore paraissait sceptique.
— Un peu long, non ?
— En brusquant les choses nous recommencerons comme avec Gann, dit Kovask avec agacement. Ce réseau se croit parfaitement à l’abri. Gann a réussi à nous glisser entre les mains, l’affaire des diffuseurs est culte pour eux mais ce sont les aléas du métier. Le réseau est intact pour recommencer autre chose. Rien de nouveau sur Gann ?
— Non. Nous surveillons les bateaux de pêche évidemment. Ça ne pourra durer indéfiniment. Gann était bien aimé de tout le monde et il y en a peu qui auraient refusé de l’aider. Il se peut qu’il soit à bord du bateau commandé par un Japonais.
— Ce pêcheur a quitté Kena ?
2
Dormeur : surnom ironique désignant les camionneurs effectuant de longs parcours qui ne leur laissent évidemment pas le temps de dormir.