Shelby se versa une autre tasse de café et sortit sa bouffarde.
— Oui. Le lendemain de la fuite de Gann. Il pêche dans le golfe et on ne signale rien de particulier à son sujet. Il se peut également que l’instituteur soit toujours planqué à terre. Vous croyez qu’il a abattu ce Menis par accident et que le réseau inconnu le fait chanter ?
Kovask soupira. Il allait beaucoup plus loin dans ses suppositions mais n’osait les exposer à voix haute.
— Je ne sais pas. Les antécédents de ce Menis ne sont pas fameux.
— Justement, les autres ont pu l’utiliser comme bouc émissaire.
Le lieutenant-commander n’était pas convaincu.
— Ils l’ont envoyé avec un pistolet chargé ? Je suppose que Gann a tiré pour se défendre. Ensuite il a dû balancer le corps dans le Yukon en espérant qu’on ne le retrouverait jamais. C’est peut-être ce Menis qui le faisait chanter. Il a dû rejoindre le couple à Galena. Dans ces régions n’importe qui sait piloter, peut louer un avion et se poser en pleine nature sans attirer l’attention. Il est aussi possible que Menis ait eu des complices avec lui.
J’espère que José Ladan pourra nous renseigner là dessus.
Le sourcil droit du commodore se fronça et il eut un regard en coin pour son compagnon.
— N’auriez-vous pas une idée préconçue ?
Kovask se mit à rire.
— Si. Une impression plutôt. John Menis devait faire partie de ce réseau inconnu.
Une sorte d’armoire à glace se dirigeait vers eux.
— Un homme de Bassano, annonça Kovask.
Le policier lui remit une enveloppe et s’éloigna. Elle contenait une photographie de José Ladan. L’homme avait certainement du sang indien dans les veines. Son teint basané, son nez aquilin et ses pommettes saillantes l’indiquaient.
Il était trop tard pour montrer la photographie à Mrs Blatasky. La vieille dame devait se coucher de bonne heure.
— Évidemment si l’on se laisse impressionner par les physionomies de ces gaillards, ils ont bien le physique de l’emploi.
— Tous les réseaux d’espionnage et de sabotage commettent la même erreur d’embaucher des truands pour leur basse besogne. Il n’y a que leurs cadres qui sont judicieusement choisis parmi des gens insoupçonnables.
— Ouais, fit le commodore, mais les cloisonnements sont en général très étanchés.
Ce ne fut qu’au moment des alcools qu’il annonça d’une voix tranquille :
— À propos, vous souvenez-vous de cet enseigne de première classe nommé Michael ? Il a demandé sa mutation à l’O.N.I. avec l’accord de Washington et de votre patron Rice, il fera ses premières armes avec vous dans cette affaire. Vous donnerez à la fin votre appréciation sur lui.
CHAPITRE VII
Le fonctionnaire de l’Interstate Commerce Commission rassembla tous les papiers dans une seule main, et les tendit à José Ladan qui était resté dans sa cabine.
— Tout est O.K. Mais dites donc, j’ai déjà eu affaire avec vous en avril dernier. Juste après ce terrible coup de blizzard …
— Possible, grogna le sleeper. Je peux y aller ? Mais le fonctionnaire semblait réfléchir à autre chose.
— Dites donc votre copain qui dort n’est pas le même que l’an dernier ?
— Bien sûr que non. L’antre a quitté la boîte depuis la Noël.
L’inspecteur hocha la tête :
— Il ne s’appelait pas John Menis ? demanda-t-il.
— Si. C’était son nom, répondit l’autre, méfiant.
— On a découvert son cadavre dans le grand Nord de l’Alaska. Il avait été tué depuis cinq mois, et son corps avait été roulé par les eaux sous la glace du Yukon.
— Bon sang ! jura le camionneur. Où avez-vous appris ça ?
— Je l’ai entendu dire par des collègues à vous. Il y a quelques jours.
Ladan lui jeta un regard rapide. Le visage du fonctionnaire était indifférent.
— Bon, à la prochaine ! dit-il en s’éloignant.
Le sleeper aurait voulu continuer la conversation, mais déjà on klaxonnait derrière lui. Il embraya nerveusement et le gros Mack s’ébranla lentement, lourd de ses vingt et quelques tonnes.
Dans la cabine, le dormeur sortit de son immobilité.
— T’as compris quelque chose à cette salade ? Ils ont mis la main sur le cadavre de John ?
— C’était à prévoir. Mais je me demande pourquoi il faut que ce soit un gars de l’I.C.C. qui nous l’apprenne.
Son collègue se laissa glisser à côté de lui.
— Ça t’inquiète ?
— Non, mais je vais quand même en parler au patron. Lui saura ce qu’il faut faire.
— Les flics vont t’interroger ?
— Certainement.
Ladan jeta un regard à son compagnon. Ce dernier paraissait préoccupé et fixait la route éclairée par les phares.
— Ennuyeux quand même.
— Pourquoi ? Je ne suis pas obligé d’être an courant des activités de mon ancien collègue.
Jusqu’à Seattle ils roulèrent en silence, et le compagnon de José Ladan finit par remonter dans sa couchette. Il avait deux bonnes heures à dormir.
Ladan, lui, remâchait des pensées désagréables. Si l’on découvrait que Menis avait été tué du côté de Galena ? Si les flics établissaient que lui aussi était également en congé ce jour-là ? Il n’avait aucun alibi pour prouver qu’il n’avait pas quitté Anchorage.
La circulation s’animait de plus en plus sur la N. 99 et la vitesse tombait également. De temps à autre Ladan jetait un coup d’œil dans ses rétroviseurs dont l’un d’eux était périscopique. Il ne repéra pas la voiture qui le suivait.
Michael conduisait avec insouciance mais sans commettre de faute, et en gardant une distance suffisante avec le Mack. Le gros camion fonçait devant eux, brillamment illuminé.
— Enfin le terminus ! soupira l’enseigne. Je rêve de pyramides de sandwiches et de bonbonnes de café.
— Doucement mon vieux. Il nous faudra surveiller Ladan pendant quarante-huit heures au moins, dit son compagnon.
— Oui, mais à tour de rôle. Kovask se mit à rire.
— Dès que le bahut s’arrêtera quelque part vous pourrez courir vous restaurer. Seattle est son terminus. Il lui faudra bien une à deux heures pour terminer ses formalités avec l’affréteur.
Sortant une feuille de sa poche il lut le nom de cette société :
— West Trade Company. En principe le restant de sa cargaison est pour cette société. Je suppose qu’il ne pourra reprendre son camion que demain matin. À condition qu’il ait déjà du fret.
— Vous croyez qu’il possède un pied à terre à Seattle ?
C’était fort possible. Ladan ne faisait que cette ligne-là, et il devait avoir ses habitudes. Il n’était pas marié mais pouvait fort bien avoir une femme dans sa vie.
— Arrêtez-vous, je vais prendre le volant, dit Kovask.
— Avec plaisir, fit l’enseigne en s’arrêtant sur le bas-côté. C’est terriblement monotone de rouler ainsi.
L’aplomb du jeune officier, son flegme et ses manies de pique-assiette irritaient et amusaient à la fois Kovask. Il attendait de voir le jeune homme à l’œuvre pour se faire une idée définitive sur lui.
Quand un brouillard rougeâtre annonça l’approche de la ville, le lieutenant-commander accéléra pour se rapprocher du Mack.
— C’est maintenant qu’on va rigoler, dit l’enseigne. Heureusement qu’à cette heure la circulation diminue quelque peu.
Le poids lourd prit les boulevards extérieurs en direction du lac Washington, traversa la banlieue est, avant de clignoter pour s’enfoncer dans la zone industrielle sur la droite.