Levant le doigt il leur montra le carré à peine visible de l’ouverture supérieure.
— L’homme baissait le niveau, ouvrait le trou d’homme de la citerne, et devait attendre que le toit du cadre soit suffisamment sec pour déverrouiller cette partie-là. Si vous voulez monter sur la citerne vous verrez ce dont je parle. Ensuite il devait faire glisser une échelle métallique dans le cadre pour qu’elle puisse sortir.
Devant l’étonnement de ses auditeurs il confirma :
— La jeune femme nous a dit que tous les mois Herman la laissait sortir un moment sous l’entrepôt dont vous avez parlé la nuit seulement. C’est ainsi qu’elle a pu découvrir qu’elle était à Seattle. D’ailleurs Herman ne le lui a pas caché.
— Il semble, fit Kovask, qu’il lui avait également donné son nom. Cela prouve qu’il ne comptait pas lui rendre la liberté.
— Mais pour la lettre, dit Michael, comment a-t-elle fait ?
Le commander l’ignorait. Ils finirent par quitter l’arsenal et rejoignirent les bureaux de la Navy. Shelby entraîna Kovask dans un aparté.
— Il vous faudra interroger cette femme le plus rapidement possible. Nous sommes maintenant pressés d’en finir, et tout ce qu’elle nous dira pourra nous être utile. Mais …
Il avait l’air embarrassé.
— Pour lui éviter un choc brutal qui risquerait de compromettre son rétablissement …
Kovask le voyait venir.
— Il vaut mieux lui cacher la mort de son mari ? Et non seulement à cause de sa santé, mais pour que tout aille plus vite ?
Son chef soupira et sa silhouette dégingandé sembla se tasser.
— Évidemment. Le sentiment … J’ai quand même un peu raison n’est-ce pas ?
Alberta Cann était beaucoup plus maigre que sur la photographie de leur salle à manger de Kena. Ses cheveux blonds avaient été rassemblés en un gros chignon. Plus que jamais ses yeux roux dévoraient son visage émacié.
Kovask se présenta, s’installa auprès de son lit.
— Quand je vous fatiguerai dites-le moi.
Elle parla pendant près d’une heure, lui expliqua qu’elle avait été enlevée en pleine rue à Anchorage par des inconnus, à quelques mètres du bar où elle avait rendez-vous avec son mari.
— Ils m’ont dit qu’il venait d’avoir un accident, qu’il les avait priés de m’attendre à cet endroit. Je n’ai d’abord pas marqué d’hésitation. Ce n’est qu’une fois dans la voiture, mais il était trop tard. J’ai été droguée et ne me suis réveillée que dans cet entrepôt de Seattle où je devais d’ailleurs revenir par la suite.
Herman lui avait expliqué dans quelles conditions elle serait emprisonnée, lui précisant qu’elle ne pouvait espérer s’évader sans risque de se noyer.
— Chaque mois le wagon revenait au même endroit. Herman me faisait sortir après m’avoir lié les chevilles avec une corde assez courte. L’entrepôt était isolé. Je n’entendais que les camions et puis un soir, mais depuis ma prison, le carillon suisse. Grâce au diapason.
— Pour la lettre ?
— Mon mari l’a reçue ?
Kovask inclina la tête. Parler de cette lettre était le point le plus délicat.
— Vous avez vu mon mari dernièrement ?
— Oui. Il est entre les mains de la justice pour atteinte à la sûreté de l’état.
Alberta Gann se souleva sur un coude.
— Mon témoignage lui servira n’est-ce pas ? Ils ne peuvent pas le garder après tout ce que je viens de vous dire ?
— Je ne pense pas, murmura Kovask la voix étranglée.
— J’avais préparé cette lettre depuis longtemps, dit-elle après s’être allongée à nouveau. Il ne me manquait que l’occasion de la faire passer à l’extérieur, et il me fallait attendre le retour à Seattle. Vous ne pouvez imaginer ce qu’était la vie à l’intérieur de ce cadre. Je n’avais à ma disposition qu’un certain nombre de piles, de quoi m’éclairer environ quatre heures par jour. Il me fallait les économiser. Par chance aussi, ma montre ne m’a jamais lâchée et j’ai pu situer chaque jour et chaque nuit. J’avais quelques livres et j’avais organisé méticuleusement ma vie pour ne pas avoir trop le temps de me décourager.
Kovask revoyait Geoffrey Gann lui parler de sa femme avec une vénération chaleureuse.
— Un jour, à Seattle, j’ai profité d’un moment d’inattention d’Herman pour faire semblant de m’évader. J’ai réussi à couper les liens de mes chevilles et j’ai tourné autour du wagon. Il a cru que je voulais filer alors que je n’avais fait que glisser ma lettre dans le petit cadre destiné aux indications de chargement. J’espérais qu’au cours du trajet un employé changerait la feuille, trouverait ma lettre et l’expédierait. Ce qui s’est réellement produit. Herman était si furieux contre ce qu’il croyait être une tentative d’évasion, qu’il n’a pas un instant supposé ce que je venais en réalité de faire. Il m’a menacée de me tirer dessus la prochaine fois.
Kovask réfléchissait. Miss Buck, la secrétaire de Maner, avait dû trouver cette lettre avec l’étiquette. Quand elle eut fini son récit elle lui demanda si Gann pourrait venir jusqu’à elle.
— Nous essayerons, dit-il. Je vais en parler à mes chefs.
Il eut l’impression de s’esquiver comme un malpropre et soupira de soulagement quand il se retrouva dans la rue. En fait cette corvée aurait pu lui être épargnée, car la jeune femme n’avait pu lui donner que des renseignements vagues sur ses ravisseurs.
Michael l’attendait dans un taxi, l’air bizarre.
— Il y a du nouveau à Seattle, et Helliot est reparti sans nous attendre. Paraît que les cerveaux électroniques se sont mis à table au sujet des journaux immobiliers.
Cette nouvelle calma Kovask que sa visite avait profondément bouleversé.
— Shelby nous attend pour embarquer dans le prochain avion.
Le commodore vit tout de suite à la tête de Kovask que l’entretien avec Alberta Gann n’avait rien donné.
— C’était complètement inutile, et selon vos instructions j’ai dû lui laisser croire que son mari était toujours en vie. De quoi la tuer dans les prochains jours lorsqu’elle apprendra.
Renfrogné, fatigué, il s’installa dans un fauteuil et ne se réveilla que lorsque l’appareil roula sur la piste de Seattle. Il avait un peu récupéré, et lorsqu’il débarqua dans le bureau d’Helliot il avait repris toute sa combativité habituelle.
— Ne vous attendez pas à de grandes révélations, mais on nous propose plusieurs coïncidences assez curieuses. D’ailleurs trois enquêtes sont en cours à San Francisco, à Reno dans le Nevada, et à Salt Lake City.
Il se pencha vers ses papiers.
— À Frisco un type propose toujours des terrains en bordure de l’océan depuis bientôt un an. La formule de son annonce ne varie guère, mais les dimensions de ces terrains et leur prix ne sont jamais les mêmes. Un type pourrait communiquer avec un autre par ce biais.
— Leur message serait tout de même succinct, dit Michael.
Helliot eut la patience de compléter sa pensée :
— Une série de nombres pour un jour fixé et une autre pour un numéro de téléphone suffisent. Ces journaux sont hebdomadaires. Si Herman les avait détruits au fur et à mesure, nous ne serions pas sur le point de découvrir son patron.
— Et les annonces en provenance de Reno ? fit Shelby.
— Suspectes également. Ventes de pavillons et de petites villas. Pour qui connaît le pays … L’étrangeté de cette annonce vient de ce que, sous des apparences identiques, l’adresse n’est jamais la même dans les deux journaux en question. Il peut s’agir d’une petite astuce de marchands de biens, mais enfin on enquête sur place.