Michael intervint doucement :
— C’est-à-dire que ces renseignements nous parviennent ainsi avec une heure ou deux d’avance. Jusqu’à présent nous y avions trouvé notre compte.
— Dès que ces gens-là vous font une fleur, fulminait le commodore, vous pouvez être certain qu’elle est vénéneuse. Il faudra que les services de sécurité contrôlent tout. Qui vous dit que la vodka qu’on trouve au bar ne vient pas également de là-bas ? On entoure l’Amérique d’un réseau étroit de surveillance et puis …
Le téléphone l’interrompit.
— Oui, allô, vous avez la réponse des Îles Rat ?
Non ne l’apportez pas. C’est long ? Faites date par date.
Il attira son bloc-notes et un stylo.
— Allez-y !
En face des trois premières dates un néant rageur fut écrit par le commodore. En face de la quatrième il griffonna : Brumes légères, puis à nouveau néant.
Quand il raccrocha le silence fut total. Sur douze jours les Îles Rat n’avaient connu que deux jours de brouillard de faible concentration.
Shelby souffla à plusieurs reprises avant d’ouvrir la bouche.
— Voilà : Une nappe isolée de quelque vingt miles de long sur dix à quinze de large se balade de ce côté. Vous avez déjà vu ça vous ? Pas moi.
Il fit face à Michael :
— Croyez-vous toujours que c’est le brouillard et votre film aqueux qui ont provoqué ces parasites ?
L’enseigne se tut prudemment.
— Alors Kovask ?
— Je retourne tout de suite là-bas.
— Je vais vous donner un adjoint. Vous arrêtez l’instituteur et vous perquisitionnez chez lui. Je fais mon affaire du « Department of Native affairs ». En même temps je fais rechercher sa femme. Elle doit savoir quelque chose. Vous allez me cuisiner ce type-là. Il faut que nous sachions toute la vérité le plus vite possible.
Un peu de calme revint en lui et il se mit à bourrer sa pipe.
— Je crois que nous allons avoir du pain sur la planche, car il doit se cacher quelque chose d’énorme sous ce brouillard-là.
Mais personne n’eut envie de rire.
CHAPITRE III
L’adjoint que lui avait donné le commodore Shelby était premier maître, servait dans la « Navy Police » et se nommait Brian Rubins. Il dépassait Kovask de quelques centimètres, possédait une largeur d’épaules assez impressionnante. Son visage rond et lisse paraissait ignorer les manifestations émotives, et ses yeux aux paupières lourdes étaient ceux d’un homme réveillé depuis peu.
Assis dans la salle à manger du pasteur il écoutait sans l’interrompre son nouveau patron.
— Nous avons tout le temps d’arrêter Geoffrey Gann. Rien ne sert de précipiter les événements. En fait rien ne prouve que cet instituteur est dans le coup. Le commodore fait rechercher les diffuseurs, s’ils existent, dans les îlots alentour. Attendons le premier message.
Harry Bergen les avait quittés tout de suite après le repas de midi. Une bouteille de bourbon était sur la table, mais les deux hommes y avaient à peine touché. Par contre le premier maître avait liquidé le contenu de la cafetière.
Vers trois heures on frappa à la porte, et le lieutenant-commander alla ouvrir. Un gosse esquimau souriant de toutes ses dents lui tendit un papier.
— Mr Cann vous envoie ça. Il s’éloigna en courant.
— Un message codé du commodore, dit Kovask après l’avoir ouvert. Désormais Gann se doute que nous le surveillons.
En dix minutes il traduisit les quatre lignes.
— Ils ont découvert trois énormes diffuseurs à une distance à peu près égale de cette île dans un rayon de dix miles. Aucune précision sur ces appareils-là. Le commodore me demande le résultat de l’interrogatoire de Gann.
Rubins fit un effort pour soulever ses paupières.
— On y va ?
Kovask ne répondit pas. Il consulta sa montre. Inutile d’aller chercher l’instituteur dans sa classe. Mieux valait entourer l’affaire d’une certaine discrétion. Il ne se sentait pas très à l’aise. Jusqu’à maintenant tout était très facile. Trop peut-être. On semblait attendre qu’il se précipite sur Geoffrey Gann.
— Cigarette ? fit Rubins.
Il la prit, toujours plongé dans ses réflexions. Shelby ne précisait pas comment ces diffuseurs fonctionnaient. Ils étaient certainement télécommandés. Point n’était besoin pour cela d’une installation formidable. Un émetteur très faible. Peut-être couplé avec celui dont l’instituteur avait la responsabilité officielle.
À quatre heures ils quittèrent la maison du pasteur et descendirent vers le port. Le vent soufflait depuis le détroit de Behring et le froid était vif. Le dégel était à nouveau stoppé. Le beau temps ne s’installait véritablement qu’en juillet, et on était dans les derniers jours de mai.
— Allons d’abord à la centrale.
La porte de cette dernière était largement ouverte. Jef, l’ouvrier esquimau, ne s’y trouvait pas. La chaudière ronronnait et la turbine tournait régulièrement. L’endroit ne recelait aucune surprise. En un quart d’heure ils furent persuadés que l’instituteur ne cachait rien dans ce local.
— Laissons filer les gosses.
Ils se dirigeaient vers le port en criant et en se bousculant. Fermant la marche, un Esquimau d’une trentaine d’années, vêtu d’une canadienne et d’un pantalon fuseau, s’éloignait une serviette en cuir à la main. Kovask avait ignoré jusque-là l’existence du collègue de Geoffrey Gann, mais ne s’en étonnait plus en voyant le nombre d’élèves fréquentant l’école.
— Nous pouvons y aller.
Le premier il entra directement dans le domicile de l’instituteur, traversa la pièce où Gann les avait reçus, le révérend et lui, ouvrit une porte. L’homme leur tournait le dos, installé devant l’émetteur-récepteur, les oreilles dissimulées par le casque d’écoute. Il ne les avait pas entendus venir.
— … mieux vaudrait transporter l’enfant jusqu’à Atka. Le vent souffle à trente nœuds environ. Stop. Terminé.
La réponse dura une bonne minute, et à nouveau la voix de l’instituteur s’éleva :
— Si c’est l’appendicite mieux vaudrait qu’il parte toute de suite. Je préviens la famille. L’avion peut être là dans une heure. Stop. Terminé.
Quand il abandonna son siège il fut à peine surpris de voir les deux hommes.
— Tiens, vous étiez là ? Vous avez entendu ? Il faut que j’aille prévenir les parents. Un appareil de la « Reeve Aléoutien Airline » va venir chercher leur gosse.
D’un signe Kovask arrêta Rubins. L’instituteur se hâtait déjà vers le village.
— Imaginez que ce soit une feinte, grogna le premier maître.
— Il ne peut aller bien loin. Il faut que ce gosse soit évacué. Nous verrons ensuite.
Rubins retrouva sa passivité et commença de fouiner un peu partout. Il s’intéressa à l’émetteur-récepteur et Kovask le rejoignit.
— Rien de particulier, grogna son adjoint. Ce type doit être rudement fortich.
— Allons dans sa salle à manger l’attendre. Une photographie, qu’il n’avait pas remarquée la veille, l’attira, celle d’une jeune femme blonde à visage très agréable.
— De beaux yeux, fit Rubins.
C’était vrai. Très grands, effilés vers les tempes, d’un brun roux.
— Elle ne vit pas avec lui ? Kovask mit un doigt sur sa bouche. Gann revenait d’un pas plus paisible, la bouffarde entre ses dents.
— Vous désiriez me voir ?
Il leur désignait des sièges, mais les deux hommes le regardaient sans bouger. Les joues de l’instituteur se colorèrent légèrement.