Comme elle achève ces aimables confidences, un type bizarre autant qu’étrange s’approche de notre table. Gare au gorille ! Un petit visage plein de poils. Ses tifs arrivent à ses sourcils et il est barbu jusque sur ses pommettes. D’imberbe, y a que ses yeux de rat, et les deux énormes incisives de chameau qui lui sortent de la bouche pour se poser sur sa lèvre inférieure. Mon Dieu qu’il est vilain ! Sa maman a dû forniquer avec un primate, c’est pas possible sinon. Il porte un attirail de photographe.
Peggy lui fait « Hello ! Horace » et me le présente : « Horace Berkley de L’Eclaireur de Denver. Il vient nous tirer le portrait pour son canard. Ne suis-je pas le millionième client des Cheyennes Village ? Ici, la pub est souveraine. Il en veut pour ses mille dollars, papa Ross ! Je me prête complaisamment à la petite séance, rapprochant mon siège de celui de Peggy et riant béat en heureux « gagnant » que je suis.
— Je vais en faire quelques-unes avec pose, annonce le vilain velu.
Il campe un trépied dans le restau, sans se soucier des serveurs maugréateurs et branche tout un chenil. Dis, ils sont performants dans le Colorado, les photographes. L’appareil dont il se sert, j’en ai encore jamais vu de semblable. Le corps lui-même est cylindrique. On dirait un tronçon de télescope. Par contre, l’objectif est long et étroit. L’ensemble fait songer à un bébé dinosaure stylisé. Au-dessus de la lentille, se trouve une espèce de viseur lumineux, intense comme un rayon laser, qui se promène sur ma frite pour arrêter le cadrage idéal.
Soudain mû (du verbe mouvoir), je me lève et contourne la table.
— Etonnant, cet appareil, dis-je. Moi qui suis un passionné de photos, voilà qui m’intéresse. Vous permettez !
J’écarte fermement king-con pour prendre sa place à l’œilleton. Le faisceau de cadrage se perd sur le dos d’un convive placé derrière la chaise que je viens de quitter.
Je déplace légèrement l’appareil de manière à la braquer sur Peggy.
— Je vous demande pardon, mais vous me le déréglez ! objecte Horace Berkley.
Je ne réponds pas. Le faisceau est en plein sur la sombre frimousse de ma compagne. Je presse la détente placée sous l’instrument. Un léger chuintement retentit. Peggy se lève précipitamment.
— Oui, j’arrive ! fait-elle.
Et à nous :
— On m’appelle au téléphone.
Elle s’éloigne entre les tables.
Je me relève et regarde le singe aux dents longues.
— Sérieusement, c’est quoi, cet outil, mon vieux ?
— Une nouveauté japonaise, répond l’autre, de mauvaise grâce.
— J’aimerais bien trouver le même.
— N’y comptez pas trop, c’est nouveau et notre patron l’a eu grâce à des appuis.
— Des appuis très haut placés, non ?
Je chope son Nikon avec lequel il nous a flashés, la môme et moi, l’ouvre et en sors la bobine impressionnée. Je la glisse dans ma poche.
— Maintenant, fais-je au macaque, tu plies bagage et tu te tires, sinon je te fais bouffer ton appareil perfectionné !
Il me regarde sans émotion apparente, acquiesce et dégage les lieux en un peu moins de pas longtemps.
Je reprends ma place. Peu ensuite, la Peggy revient, souriante.
— Il est parti ? s’étonne-t-elle.
— A l’instant. Il m’a fait deux ou trois « poses » prolongées qui vont ensorceler les lectrices de L’Eclaireur.
On continue de manger, bien que nos mets délicats se soient passablement refroidis.
Tout en clapant, je me pose la question suivante :
« Ils » ne pouvaient pas prévoir que je descendrais dans ce motel. Comment ont-« ils » pu se procurer un chéquier au nom de celui-ci en quelques minutes ?
Dommage que j’aie refusé le chèque ! Il devait être intéressant à étudier de près.
Je note que la fille m’observe à la dérobée. On dirait « qu’elle attend quelque chose de moi ». Un comportement particulier ? Qu’est-ce que ce gros appareil insolite était censé me faire ?
Ma pensée fait de la surchauffe. Ça cigogne plus vite dans mon caberluche que le bigoudi d’un taulard relâché après dix ans de gnouf dans la tirelire à moustache de sa bien-aimée qui l’attendait en haut du donjon !
Je me dis que lorsque j’ai braqué l’objectif sur elle, elle a joué cassos : donc, ledit représentait un danger. Quel ? Irradiation ? Ce serait pas aussi rapide. Je te parie ce que maintient arrimé mon slip kangourou contre l’entre-deux de ta femme que c’est un coup de la C.I.A. Ils me veulent quoi donc, ces branques ? M’est avis que le dénommé Jess Woaf aurait été mieux inspiré d’avaler son bulletin de naissance avant de parler de « Biroutier ». Ce faisant, il nous a filé la tronche dans un sacré baquet de gadoue pas fraîche, le tireur d’élite !
Je prends le parti de chiquer les comateux. Qu’est-ce qu’on risque ? Si l’engin du macaque possède des propriétés nuisibles, celles-ci doivent probablement se traduire, avant tout, par un état de somnolence, non ? Ou si je m’abuse ? comme disait le docteur du même nom.
Je laisse choir ma fourchette et feins de ne pas pouvoir la ramasser.
— Je… ne sais… pas… ce qui… m’arrive…, balbutié-je.
Et de porter ma main à mon front de penseur mondain.
— Vous avez un malaise ? demande la noire enfant.
— Il… me… semble…
Elle est très bien. Un signe au loufiat. Elle lui tend sa carte de crédit :
— Mon ami est malade, je passerai reprendre ma carte plus tard.
Elle m’aide à me lever. J’embarde un brin. On nous regarde. Plus vrai que nature, l’artiste. Je me mets dans la peau d’un gonzier groggy. Ça m’est arrivé, je connais le rôle. On gagne le parking ; moi flottant, accroché à son bras. Elle doit faire du tennis, ses antérieurs sont en nickel-chrome. On parvient à la Porsche. Je m’écroule dedans.
— C’est… ridicule, déploré-je.
Et maintenant, que va-t-elle décider ?
Sa tire sent bon le cuir, la mécanique allemande. Y a que ça que je leur aime, les Frizous : leurs belles bagnoles cossues. Tiens, tu connais l’histoire de l’accident ?
Une grosse Mercedes rutilante et une 4 L en haillons se télescopent. Par un de ces hasards propres aux chocs frontaux, les deux voitures sont pareillement en miettes ! Un gros P.-D.G. sort de la Mercedes et considère le désastre.
« — La valeur d’une journée de travail perdue ! » dit-il.
Un Arabe se dégage des décombres de la 4 L.
« — Une journée ! s’exclame-t-il. Eh bien pour moi, c’est deux ans de travail foutus ! »
Alors le P.-D.G. lui met la main sur l’épaule et le sermonne :
« — Deux ans ! Ecoutez, mon vieux, vous êtes fou d’investir tant d’argent dans une bagnole ! »
Et bon, je t’en reviens…
Peggy se place au volant.
— Allons chez moi, décide-t-elle ; j’ai un appartement à l’année au Colorado Palace.
L’aubaine !
Je feins la somnolerie. La dodelinance. Finis par poser ma joue gauche sur l’épaule droite de la conducteuse. Elle se parfume Anaïs-Anaïs. J’espère qu’elle s’en met pas sur le tablier de sapeur : ça me fait éternuer au milieu de mes politesses. Et y a rien de plus glandard que de se payer le rhume des foins en pleine minette. J’en causais l’autre jour à la reine Fabiola : elle est tout à fait de mon avis.