Je m’agenouille devant sa dépouille déshonorée par la cruauté aveugle de ses meurtriers (pour vaincre Béru, ils devaient être plusieurs !). Je le palpe doucement. On ne lui a rien dérobé, hormis la vie !
Tu t’imagines que je pleure, hoquette, hurle ?
Non, mon gars : the silence. Dans une épreuve de ce genre, tu la fermes.
Combien de temps s’écoule ainsi ? Impossible de te le préciser et tu t’en fous tellement qu’à quoi bon surmener ma mémoire ?
Bérurier est mort, assassiné comme Cyrano.
Cyrano ! Ce nom me galvanise comme si j’étais plongé dans du zinc fondu. Il était une sorte de Cyrano, dans son genre, Bébé Rose. Ma main continue d’errer sur sa dépouille, comme pour prendre congé d’elle.
Combien de fois déjà ai-je cru le perdre, tant il était gravement atteint, blessé à en crever, pensait-on ; et puis il s’en remettait. Son corps bâti à chaux de pisse et à Sable-d’Olonne finissait par prendre le dessus. Mais ce soir, c’est bien fini. Egorgé, exsangue, Alexandre-Benoît est bel et bien mort.
Au champ d’honneur !
Je me relève pour aller au téléphone et forme le numéro du lieutenant Mortimer. On me répond qu’il est chez lui à roupiller. C’est vrai qu’il y a plusieurs heures de décalotage horaire entre Washington et Denver, combien ? Deux, trois ?
— Donnez-moi son fil privé ! demandé-je.
— Impossible, nous n’avons pas le droit.
— Je suis un confrère français qu’il a fait venir de Paris : le commissaire San-Antonio. C’est terriblement urgent.
— Je regrette.
L’acier, le béton, le cœur d’un marchand de bagnoles d’occasion seraient plus faciles à attendrir.
— Très bien, alors téléphonez-lui vous-même et dites-lui qu’il m’appelle immédiatement au Cheyennes Village, un motel de Denver.
— Il est trop tard pour…
Là, tu verrais et t’entendrais ton Tonio, mon pote !
— Qu’est-ce que ça veut dire « trop tard » ? Vous êtes de la C.I.A. ou vous vendez des aspirateurs, bordel ! Je veux parler à Dave dans les cinq minutes ! C’est pas une question de vie ou de mort : c’est une question de mort ! Vous m’avez compris ? Commissaire San-Antonio, Cheyennes Village, Denver. Si vous ne vous grouillez pas le cul, vous irez vendre des cannes à pêche dans le désert du Nevada avant la fin du mois !
Je raccroche.
Voilà.
J’espère que ma gueulante portera ses fruits. Je m’assois pour espérer plus confortablement.
— Allô, patron ?
— Oui, dites-moi ce que vous avez à me dire, San-Antonio, car je suis terriblement occupé ; s’il ne s’était agi de vous, je n’aurais pas pris la communication.
« Terriblement occupé, Achille ? »
— Elle est blonde, patron ? risqué-je.
— Non, brune. Mais qu’est-ce que vous me faites dire !
— J’ai une terrible nouvelle à vous annoncer, monsieur le directeur : Bérurier est mort !
— Allons donc ! Crise cardiaque ?
— Egorgement !
Je lui résume. Je m’attends à des sanglots, au lieu de cela je perçois des gloussements, ce vieux con est en train de perpétrer une Zouzou. Il lui folichonne la craquette pendant que je narre l’abomination. La fille fait des « Chilou, voyons ! Tu me fais mal avec tes ongles ! »
— J’espère que vous allez prévenir sa femme, fais-je, et téléphoner au lieutenant Mortimer pour les formalités de rapatriement. Si vous voulez bien retirer votre main de la chatte de mademoiselle et noter mon adresse… Motel Cheyennes Village, Denver, Colorado.
— Un instant, mon bizouillet bizouillard, dit le boss à sa pétasse.
Il n’a pas besoin de s’humecter le doigt pour tourner les pages de son agenda, le sagouin ! Pauvre cher Béru, flic d’élite, âme somptueuse, homme de courage dont la disparition laisse Achille superbement indifférent ! Ah ! que son noble sang versé retombe sur son supérieur sans cœur ! L’ingratitude est la plaie de l’humanité.
Je me tourne vers le pauvre cadavre. Se peut-il que cet être qui était un hymne à la vie soit à jamais immobile ? Se peut-il que ce semeur de pets se corrompe ? Que ce bâfreur s’asticote ? Que ce buveur se dessèche ? Que cette voix claironnante se soit tue ?
Je me courbe, non comme un fier Sicambre, n’ayant rien de germanique heureusement, mais comme un arbre forcé par le vent de la vie ! Ah, misère infinie ! Comme nous avons choisi un terrible métier ! Peut-on, d’ailleurs, appeler nos étranges occupations un métier ? A force de mettre sa peau en jeu, on finit par la perdre. Ça a été le tour du Gros aujourd’hui, ce sera le mien demain. La roulette russe est un exercice où l’on ne peut gagner qu’une seule fois. Celui qui continue d’y jouer est un homme mort !
Du temps s’écoule avec ma tristesse profonde. Je m’abandonne à une noire débâcle de l’âme. Le raisonnement tarde à venir.
Mais une nature poulardière comme la mienne retrouve automatiquement le chemin de ses pensées professionnelles. Je finis par songer, en fixant le corps, que ce meurtre ne peut être dû à la C.I.A. Pas qu’on se noie dans les scrupules chez les archers de Lincoln, mais un tel forfait va à l’encontre de leurs desseins.
Dave Mortimer, de toute évidence, croyait que Béru détenait un secret. Le fait que Jess Woaf ait prononcé son nom lui en donnait l’absolue certitude. Il aurait voulu le faire parler ; le mettre à mort réduisait à néant (comme on dit puis dans le polar : « réduire à néant », c’est très usité, très b.c.b.g.) ses chances de « l’interroger ».
Alors, qui ?
D’autres gens qui eux aussi croyaient le Gros détenteur d’un lourd secret et qui, au contraire de Mortimer, tenaient à lui clouer le bec d’urgence ?
Je suis là, perplexe sous ma tente de béton, avec mon Béru mort et mes chagrins, quand la porte s’ouvre brusquement. Un grand type en uniforme brun foncé, ceinturon, chapeau à la Baden Powell, étoile dorée sur la poche supérieure, entre de deux pas en brandissant une pétoire grosse comme une caméra vidéo. Un autre gus pareillement saboulé, pas mal asiatique, le flanque.
Le premier jette un regard dans le bungalow, avise le cadavre de Sa Majesté, ensuite le futur mien, et me lance :
— Restez où vous êtes et levez les bras !
Le nombre de fois que j’ai entendu cette belle phrase, au cinoche. Dialogue western dans toute sa splendeur ! Je me conforme et chope les nuages. D’être assis avec les brandillons dressés, je trouve que ça fait con. M’enfin, puisqu’on me le demande poliment, hein ?
Le shérif, puisqu’il faut bien l’appeler par son blaze, adresse une mentonnerie à son jaune acolyte. Celui-ci s’approche de moi.
— Debout ! me dit-il.
Job t’en perds.
— Mains au dos !
Faut savoir ce qu’ils veulent. Partant du principe qu’il est bon d’obéir au dernier qui commande, je main-au-dosse. Clic-clac ! C’est pas Kodak mais une paire de menottes.