— Messieurs, fais-je, permettez-moi de vous déclarer que vous allez un peu vite en besogne.
— Yellow, fait le shérif à son subordalterne, allez à la voiture dire qu’on m’envoie des renforts et qu’on prévienne les beaux messieurs.
Exit l’ancien Chinois devenu américain.
— Shérif, murmuré-je calmement. Je suis un officier de police français, de même que la victime. Au lieu de m’arrêter de but en blanc, vous feriez mieux d’écouter ce que j’ai à vous dire.
— Vous parlerez en présence de votre avocat, répond l’homme à l’étoile.
Il s’accroupit auprès de mon vieux Béru en prenant soin de ne pas marcher dans le sang et se met en devoir d’explorer ses hardes. Il en retire ces humbles choses qui personnalisaient si bien mon vieux copain : reliefs de boustifaille, papiers gras, photos froissées, tire-bouchon pliable, Opinel ébréché, bouton de jarretelle, préservatifs pleins de miettes de pain et de tabac (Alexandre-Benoît en avait sur lui pour rassurer ses conquêtes, mais étant surdimensionné du paf, il faisait seulement semblant de les « chausser »).
Le shérif dépose ses trouvailles dans des enveloppes de plastique tirées de ses nombreuses fouilles.
Ensuite il se dresse et s’approche des lits. Il découvre des traces sanglantes sur l’un d’eux : le mien ! Il rabat le couvre-pieu et alors on aperçoit un rasoir rougi sur le drap.
Il n’y touche pas. Se penche bas pour l’examiner.
— Made in France, murmure-t-il.
Il a un hochement de tête entendu et me regarde :
— Vous pouvez vous asseoir, déclare-t-il, presque courtoisement.
Merci de l’autorisation.
Il y a eu du monde, beaucoup de monde. Trop ! Des flashes en pagaille ! Toute une agitation quasi silencieuse.
Chose étrange, ces gens ne faisaient pratiquement pas attention à moi. A peine m’accordait-on un regard dépourvu de curiosité. Chacun accomplissait sa tâche : l’Identité judiciaire, le légiste, le magistrat équivalant à notre procureur de la Raie publique, des poulets de la Criminelle.
Au bout d’un moment, ils m’ont fait grimper dans une grosse tire bleue et blanche, au pare-brise surmonté d’un fluo tricolore, avec le mot « Police » écrit en caractères géants de part et d’autre de la carrosserie. Trois poulardins m’emportaient, des armoires mâcheuses de gum, t’aurais cru des cervidés du Grand Nord en train de ruminer.
La sirène ! Pas d’erreur, je me retrouvais en plein feuilleton T.V. On traversait des carrefours à vive allure. Le centre de Denver ruisselait de lumières multicolores dues principalement à l’accumulation d’enseignes. J’apercevais des Noirs, sur les trottoirs, des obèses, des putes en manteau de fourrure synthétique.
A un moment donné, nous sommes passés devant la boîte de Charly. Dans le fond, je me bilais pas trop pour mon arrestation, sachant bien que je n’aurais aucun mal à fournir un alibi : on m’avait vu à ce restaurant, ensuite au Colorado Palace tandis qu’on bousillait Béru.
Ça été l’hôtel de police. Deux de mes escorteurs m’ont convoyé jusqu’à une volière où macéraient déjà des mecs camés, pleins de tics, et un chourineur à barbe de prophète hindou.
Assis sur un banc de fer scellé au sol, je me demandais ce qui avait incité le meurtrier à filer son rasif dans mon pageot avant de les mettre. Il n’espérait tout de même pas me faire endosser son acte grâce à une aussi lourde ruse. Seigneur, quelle nuit !
Le chourineur m’a demandé si je n’aurais pas une cigarette à lui offrir. Je lui ai répondu que je ne fumais pas, à l’exception d’un Davidoff, parfois. Il m’a alors fortement conseillé d’aller me faire sodomiser par un paratonnerre, déplorant de n’avoir pas un tesson de bouteille à dispose pour pouvoir me l’enfoncer dans l’oigne, et il a ajouté encore, en homme disert, qu’il aimerait me voir crevé à ses pieds, ce qui lui permettrait de me pisser sur la gueule.
J’ai pensé que c’était là bien des misères qu’une simple cigarette pouvait conjurer. Pour la première fois de ma vie, j’ai presque regretté de ne pas fumer.
Je pensais naïvement qu’on allait venir me quérir d’un instant à l’autre pour un premier interrogatoire, mais la nuit s’est écoulée sans qu’on s’occupe de moi. D’autres flics ont amené d’autres épaves, écume de la nuit, champignons vénéneux poussés sur le fumier du crime[4].
Le jour se faufile jusqu’à notre clapier. J’ai somnolé en pointillé, adossé à la grille qui m’a meurtri les côtelettes. Me sens lugubre des tripes, du foie, de la vessie et un peu de l’œsophage. Frustré, dépouillé de ma liberté. Grave atteinte aux droits de l’homme ! Pauvres droits de l’homme ! Utopie serinée de génération en génération. Doigt de Dieu, droits de l’homme. Dans le cul ! Perpétuel bafouement ! Tant qu’il en aura un, l’homme, et tant que « l’AUTORITÉ » aura un pied, l’homme fera botter ses miches revêtues de droits-de-l’homme en fil d’Ecosse ou d’araignée.
Dis donc, elle est longuette, ma garde à vue. On vient chercher les camés. Ils sont ahuris, transis, avec des grands yeux de dessins animés (ceux du chat qui vient de s’assommer en voulant passer par le trou de la souris qui lui fait la nique).
Un peu plus tard, c’est le chourineur qu’on emporte. Comme il a la rancune tenace, il forme, avant de partir, le vœu qu’on m’arrache les testicules et qu’on emplisse de poivre rouge le cratère ainsi formé. Je le remercie d’un sourire.
Après son départ, je hèle un des gardes en train de souffler sur un gobelet empli de café chaud pour lui demander de me conduire aux chiches, qu’autrement je ne réponds de rien.
Il me dit O.K., mais il prend le temps de boire son caoua avant de délourder. Un autre gardien s’est joint à lui. Les deux hommes me font traverser le poste, lequel est hermétiquement bouclarès : fenêtres à gros barreaux, lourdes à grosses serrures. Dans le fond il y a une vague espèce de porte pas finie et c’est les chiottes, vu que ça fouette la merde et le désinfectant. On a l’obligeance de me l’ouvrir. Le panneau ne va ni jusqu’en bas, ni jusqu’en haut, si bien que tu aperçois la tête et les jambes de l’usager pendant ses prestations. Ça fait plus intime. Je libère mon pauvre cher corps ankylosé. Bon, ça aide à mieux réfléchir. Une flûte n’émettrait pas de sons harmonieux si elle n’était évidée.
Tout soudain, je pige des vérités en chaîne (d’arpenteur). Hier, la Peggy est venue nous exécuter son numéro du millionième client pour entrer en relation. Elle s’est fait lever et emmener au restau afin qu’on puisse « traiter » Béru pendant ce temps. On a filé le rasoir (de marque française) dans mon lit pour donner plus de poids à mon arrestation. Si on ne me questionne pas, c’est parce qu’on n’attend rien de mes déclarations. On SAIT que je suis innocent. Cependant on me retient parce qu’on a besoin que je reste « off » un certain temps ! Voilà ! Tout cela est dans le bronze !
Chasse d’eau ! Le bruit le plus puissant de l’existence ! Bruit réparateur ; bruit d’absolution. L’homme, libéré de ses résidus, peut à nouveau se tourner vers l’avenir. Et c’est quoi, dans son cas organique « se tourner vers l’avenir » ? Eh bien, c’est se remplir, c’est manger. Il gagne quoi, l’homme ? Son pain ! Le plus formidable P.-D.G. ne dira jamais qu’il gagne sa Ferrari, son yacht, son pardingue de vigogne. Non ! Il gagne SON PAIN ! C’est-à-dire de quoi bourrer ses intestins. Ensuite il le défèque, son pain, l’homme. Et pourquoi le défèque-t-il ? Afin de retourner le gagner, comprends-tu ? C’est le cercle infernal. Le mammifère, homo sapiens compris, est un boufchi. Il bouffe, il chie. Point à la ligne. La fatalité du conduit ! Ça rentre, ça sort. Inexorablement. De la serviette de table au papier cul, pour marquer sa civilisance, l’homme. Sa seule différence avec l’animal : il s’essuie la bouche après avoir mangé, et rognasse après avoir dépaqueté.
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Une phrase de cette qualité prouverait si c’était nécessaire, que San-Antonio se doit d’être des nôtres le plus rapidement possible.