« A un certain moment, il s’est même coupé une tranche de pâté et l’a étalée sur son pain sans interrompre son va-et-vient. Il lui parlait en mastiquant. J’entends encore sa bonne voix : « Tu grimpes au fade, Ninette ? Tu la sens venir, ta béchamel d’amour ? Attends que je te ralentisse l’extase. Je rétrograde, pas te mouliner le trésor trop fort. Comme ça, t’aimes, ma frivole ? Ça t’agace bien la glandaille ? A la Roméo, mon trognon. Je t’embroque Valse de Vienne ! C’est du Strauss que t’as dans les miches, ma poulette ! Du gros Strauss calibre travailleur de force ! »
« Il savait leur parler, le bougre. Il avait son vocabulaire bien à lui, des manières pas toujours orthodoxes, mais il enfilait comme un seigneur, ce soir-là, en Sologne, Antoine, la bouche pleine de pâté de lièvre. Il était un peu trop assaisonné pour mon goût, le pâté, mais pour Béru, c’était jamais suffisamment corsé. Il aurait mangé des piments rouges en croyant qu’il s’agissait de pralines ! »
J’ai idée que Dalle Mortimer a fait le grand jeu au dirlo, car une hôtesse vient lui dire que le commandant de bord serait honoré de l’accueillir dans le poste de pilotage.
Ravi, le vieux paon s’empresse.
Du coup, je prends sa place auprès de la belle fille cuivrée. Je coule un regard en chanfrein au tandem Berthe-Jérémie. Y a du brouhaha sous la couverture. Ça s’agite vilain, comme si Berthy tenait un lapin par les oreilles au-dessus de la braguette du Négro et que le mammifère lagomorphe rebiffe des quatre pattes. Il paraît rêveur, Jéjé. Ses deux sulfures font les boules de loterie en cours de tirage dans la sphère. La veuve est en train de lui assaisonner une salade de phalanges pas triste.
De l’autre côté de leur travée, une dame japonaise suit l’opération de son regard en trous de pines. Elle ne semble pas surprise, à peine intéressée. C’est une pratique qui n’a pas cours, au pays du Soleil Levant : les mâles y ont des trop petits bistounoches, gros comme des noix de cajou. A saisir délicatos entre pouce et index ; même les gallinacés leur font la pige, question dimensions. Alors tu penses, la mère Yamamoto, elle peut pas cerner la vérité. D’autant que le braque de Jérémie est plus grand que son époux !
— Vous me permettez de faire l’intérim ! je demande en m’asseyant auprès de la nouvelle élue d’Achille.
Sourire vorace du sujet.
— Oh ! oui, fait-elle avec tellement de sous-entendus que j’en rougis jusque sous les bras.
— Vous connaissez l’histoire du type qui secoue un tapis sur son balcon ? Il y a un fort coup de vent et le bonhomme bascule dans le vide. Il a juste le temps de saisir un barreau. Mais ses doigts glissent et il va s’écraser six étages plus bas.
« — Au secours ! crie-t-il. Est-ce que quelqu’un m’entend ? »
Une voix retentit :
« — Oui, moi. »
« — Qui Ça ? »
« — Dieu ! N’aie pas peur, lâche ce barreau, je te doterai alors d’ailes qui te permettront de voler jusqu’en bas. »
Le type réfléchit un quart de seconde et se remet à hurler :
« — Est-ce que quelqu’un d’AUTRE m’entend ? »
Ça ne la fait pas marrer. Intelligence au-dessous de la ligne de flottaison, la Cuivrée. Mais comme ce qui m’intéresse chez elle se situe également dans cette région, je pose ma main sur ses cuisses.
— Tu as du charme, lui susurré-je, et c’est ce qui fait ton charme !
Là elle rit. C’est fin, tu comprends, racé, spirituel.
— Vous allez vite en besogne, dit-elle.
— Sauf quand je suis à l’établi, alors là, je ralentis un max. Va aux toilettes poser ta culotte et demande toi aussi une couverture à l’hôtesse, qu’on puisse s’exprimer avec discrétion.
— Mais Chilou va revenir !
— Lui ? Bien trop heureux de se pavaner avec le personnel navigant ! On ne le revoit plus avant New York où il prétendra avoir posé tout seul le Boeing.
Elle a un long sourire de levrette, quitte son siège en me balançant dans les naseaux, au passage, une bouffée de « 5 » de Chanel, intense comme le nuage de Tchernobyl.
Les adieux furent brefs.
Nous prîmes chacun notre bagage à main, Jérémie et moi, et nous nous dirigeâmes vers les vouatères. Un simple clin d’œil à Achille, un autre à Pinuche. Rien aux deux femmes. Sobres ! Qu’à quoi bon attirer l’attention ? Le dirlo prévint les services d’embarquement que nous ne prendrions pas le vol Air France sur lequel nous étions inscrits, afin qu’il n’y ait pas ces appels des derniers instants qui rameutent tout l’aéroport.
Une fois aux chiches, compartiment gentlemen, je conseillai à M. Blanc de profiter de l’eau chaude disponible pour débarrasser son bénouze des traces de foutre consécutives aux manœuvres de la veuve Bérurier.
Il me remercia et m’invita… à procéder de même, nos ébats sous carouble avec la « Cuivrée » ayant également laissé de fâcheuses virgules sur le mien. Nous nous refîmes donc de concert une virginité, ensuite de quoi, nous sortîmes en catiminet afin d’aller acheter des billets pour Denver.
Nous y parvînmes au milieu de la nuit, après avoir beaucoup dormi dans le zinc du retour.
Nous laissâmes nos deux valdingues dans une même consigne de l’aéroport et frétâmes un taxoche à qui je confiai la périlleuse mission de nous conduire à une taule appelée Blue Mountain. Ma demande n’eut pas l’air de le mettre en liesse.
Comme j’avais le bras gauche appuyé au montant de sa putain de portière, il demanda :
— Elle est en or, votre montre ?
— C’est du moins ce que prétendait le bijoutier de la rue de la Paix qui me l’a vendue, oui. Pourquoi ?
— Si j’ai un bon conseil à vous donner, mec, ce serait de l’ôter de votre poignet pour la mettre dans votre chaussette, sinon des malins vous l’arracheront pour la glisser dans leur poche !
— Nous allons dans un coupe-gorge ?
Il haussa les épaules :
— Plutôt un coupe-bourses.
— Qu’entendez-vous par bourses, l’ami ? Celles qui vous pendent au cul ou celle qui contient vos dollars ?
Il me regarda d’un air indéfinissable, haussa les épaules et nous fit signe de grimper dans son tas de ferraille. Sur la photo ornant son compteur, il semblait avoir une sale gueule, mais c’était parce qu’on avait dû la prendre le jour où il avait bouffé des moules pas fraîches ou celui au cours duquel il avait surpris sa gerce en train de se faire embroquer par une bande de Portoricains poivrés.
— Bon, alors explique ? demanda Jérémie en bâillant.
— Nous allons à la recherche d’une pute, dis-je. Cette radasse est la frangine des deux jumeaux, sosies de Bérurier. J’aimerais l’interroger à propos de ses étranges frelots.
— Tu penses bien que les gens de la C.I.A. ont dû s’en charger !
Je haussai les épaules.
— Tu sais, après la moisson, il reste toujours des épis de blé à glaner. Je vais même te faire un aveu : je ne déteste pas questionner des gens qu’on a déjà passés sur le gril : ils sont sonnés et donc plus faciles à dénoyauter.
Le quartier où nous crache le chauffeur, t’aimerais sûrement pas y passer tes vacances.
Il ne s’agit pas de venelles tortueuses et obscures, style Mystères de Paris, d’escaliers lépreux, d’enseignes borgnes, de rebuts pestilentiels évoquant une grève prolongée des éboueurs parisiens. Non, à toute première vue, c’est des rues larges et géométriques, bordées d’immeubles de six étages. Mais ce qui déconcerte assez vite, c’est la faune bizarre qui déborde des trottoirs et palabre sur la chaussée.
Quand une bagnole s’amène, les « fauniens » mettent un moment à s’effacer pour la laisser passer. Les colored sont en écrasante majorité : des Noirs, des Jaunes, des bistres avec, franchement, des accoutrements et des frites pas pensables. Impossible de trouver un visage dépourvu de cicatrices, des bras sans tatouages, des coiffures qui ne soient taillées en haute brosse, teintes de couleurs vives ; ou alors rasées en ne laissant comme échantillon, qu’une natte, une crinière de uhlan ou une couronne de moine moyenâgeux. C’est plein de drogués avachis sur les trottoirs et qui tirent silencieusement sur des joints, de putes pareilles à des baraques foraines, tant elles rutilent sous leurs fards fluorescents et les paillettes strasseuses de leurs vêtements.