J’y vais. Toque. Pas assez fort car on ne me répond pas. Faut dire qu’il y a de la musique dans le studio de la grosse Noirpiote. Un air de jazz very strong. Je refrappe. Balpeau ! La gravosse doit être en train de faire son petit steeple-chase sur son bidet.
Alors je tourne la chevillette. L’huis s’ouvre. J’ignore comment il se fait que je prévois immanquablement les événements un instant avant de les constater. AVANT que le panneau soit poussé complètement, j’ai un flash de ce qui m’attend.
La Nancy gît en travers de son divan recouvert de soie japonouille noire et jaune. Elle a la tête dans un sac en plastique qui lui descend aux épaules et on lui a sectionné la gorge, tout comme à Béru, en plantant le ya fatal dans le plastique. Travail de professionnel, très propre. Le sang qui continue de gicler à flots demeure dans le sac transparent. La grosse bouille hallucinée de la fille, dont les yeux proéminent, exprime l’effroi le plus total.
Moi, ni une ni douze ! Je relourde et m’élance dans le couloir. Dévalade éperdue de l’escadrin en trois bonds. Traversade du boxon. Le « videur » noir de l’entrée me sourit Colgate :
— C’était bon, patron ?
— Le rouquin barbu habillé de noir ? abois-je. Vite !
Néanmoins, lui faut un laps pour piger ma question.
— Pourquoi ? demande-t-il.
— De quel côté a-t-il été ? Ce salaud m’a volé mon portefeuille.
— Ah ! ce sont des choses qui arrivent, patron. Il a tourné à droite.
Je reprends ma course éperdue à travers la foule dense, les putes grouillassantes, les arnaqueurs de tout poil ; tire-laine des temps nouveaux. Je cherche, sautillant tous les trois ou quatre pas pour tenter d’apercevoir le rouquinoche. Je finis par l’asperger sur le trottoir d’en face. Il marche vite, la tête en avant, comme un homme pressé dans la bourrasque. Ta pointe de vitesse, Antoine ! N’oublie pas que l’an dernier encore, tu courais le cent mètres en 11 secondes. C’est moyen pour un athlète de haut niveau, mais c’est formidable pour un cul-de-jatte !
Il doit avoir un sens supplémentaire, lui aussi car, brusquement, il se retourne et ses yeux se fichent directo dans les miens. Il sait que je le course. Alors, au lieu de presser le mouvement, il s’arrête. Porte la main dans sa poche de veston. Moi, un peu refroidi, comprenant qu’il est armé et va me le prouver, j’organise d’urgence une conférence à mon sommet pour définir mon comportement. Alpaguer un mecton qui fuit en le plaquant par-derrière, c’est l’enfance de Dard pour un poulardin chevronné. Mais affronter de face, à mains nues, l’homme qui vient de perpétrer le joli boulot de la chambre 23 constitue une autre paire de manchettes !
Dans un lieu aussi surpeuplé, tu ne peux guère demeurer immobile. La foule est là qui te malaxe. Bon gré mal gré, elle me pousse vers le rouquin.
Je le regarde intensément. Il porte des postiches. En réalité, il est presque brun si j’en juge à ses sourcils. Il transpire. Il a des yeux clairs, couleur champagne, une cicatrice sur la lèvre supérieure et une deuxième, en forme de trèfle, à la pommette gauche. Son nez est épais, avec une arête large d’au moins deux centimètres.
Nous sommes à deux mètres l’un de l’autre. Est-ce un pétard qu’il tient dans sa vague ? Si oui, il est certain qu’il va défourailler à travers l’étoffe et que je me ferai praliner le bide. Feinte, Sana ! Feinte d’urgence, mon biquet, sinon tu auras plein de vilains trous autour du nombril qui, sans être celui du monde, n’en a pas moins une grande importance pour toi.
Alors, bon, l’homme des grandes circonstances, Tonio ! Rapidité et grâce ! Instinct aux fulgurances stupéfiantes. D’un bond de côté digne du serpent je me place derrière un vilain Asiate au crâne rasé, vêtu d’un caban de mataf. D’un rush phénoménal, je pousse ledit contre le faux-rouquin-faux-barbu-faux-pasteur lequel, pris de court, trébuche et choit en arrière. Il a dû tirer car de la fumaga s’échappe de sa veste. L’Asiatique a morflé. Il bieurle goret. Je saute par-dessus sa pomme. Mon intention est d’atterrir sur le bide de l’assassin. Dans ma précipitance, je fiarde mon coup et me pointe en plein sur sa gueule !
Les semelles jointes ! Soixante-dix kilogrammes ! Vrouhan ! Ce qui me surprend, c’est le craquement sec ! Tu as vu, au cirque, des colosses japonais briser du tranchant de la main cinq ou six planchettes superposées ? Le même bruit ! Illico je réalise que je lui ai craqué la noix de coco, à Casimir ! D’ailleurs sa tronche s’est élargie et aplatie. Il semble infiniment songeur ainsi, tu le verrais. Son regard s’est écarté. Vrai : ça lui compose une drôle de physionomie.
Un attroupement se constitue. Le magot rasibus écume bicolore (blanc et rouge) en toussant des râles. Il a le drapeau japonais sur sa limace, pleine poitrine. Pourtant je le situerais plutôt indonésien.
Un coup de sifflet modulé que je reconnais. C’est Jérémie Blanc qui, à quatre pas d’ici, me fait savoir que l’heure de la retraite a sonné.
Et comme il a raison ! Je coudaucorpse, écartant sans ménagement putes, malfrats, touristes en baguenaude.
Bientôt, on se refait un anonymat dans la populace. On est réabsorbés, digérés.
C’est bon de se fondre au milieu des autres, quand bien même on ne les trouve pas sympas !
« Boire et manger sont les trois plus belles choses qui existent », assurait Bérurier quand il se trouvait en société huppée et qu’il tirait sur le mors de son langage pour le faire tenir tranquille.
Ah ! cher, brave, immense Béru, soustrait à nos tendresses par le geste hideux d’un assassin. Comme la route restant à accomplir va être longue sans lui.
C’est ce à quoi je songe en pilotant une tire d’occase achetée pour une pincée de dollars dans un market de voitures. Elle ferraille, cette tire. Tu sens qu’il faudrait pas trop la chahuter pour qu’elle rende l’âme, mais ces caisses à roulettes de la Générale Motors (dont l’époux a été tué à la tête de sa division aéroportée pendant la reconquête des Philippines) sont d’une résistance outrancière.
On filoche peinardinus sur l’autoroute de Colorado Springs. M. Blanc accomplit des efforts surhumains pour demeurer éveillé afin de ne pas me laisser seul ; mais la dorme gagne du terrain sur sa lucidité et il ressemble de plus en plus à une statue nègre comme on en trouve dans le magasin d’antiquités de l’Hôtel Ivoire d’Abidjan.
Faut dire que les dernières heures ont été rudes. Après que nous nous soyons arrachés du quartier chaud, on a frété un sapin pour l’aéroport. Là, nous avons récupéré nos baise-en-ville, pour, ensuite, nous terrer dans un motel tout proche du Cheyennes Village, car il ne faut pas avoir peur des mouches quand on projette de devenir apiculteur.
Logiquement, on aurait dû se remettre un peu de notre fatigue et de nos émotions (fortes), mais les circonstances nous empêchent souvent d’être maîtres de nos projets. Comme le dit si justement Dieu : « L’homme propose et JE dispose. »
Nous avions loué une moitié de maisonnette en fibrociment et toit d’Eternit, comportant une chambre à deux pieux et une salle de bains, et nous nous apprêtions à nous vaguer quand, dans l’autre moitié de la frêle construction, il s’est opéré tout à coup un monstre remue-ménage. Dans ce motel, chaque bungalow est coupé en deux, mais peut devenir unique en cas de famille nombreuse. Figure-toi, Eloi, que deux couples se sont pointés, presque aux aurores. Les julots étaient blindés comme deux cuirassés. Ils se cognaient aux murs, sacraient, juraient, lutinaient lourdement leurs gonzesses, bref menaient une bacchanale d’enfer.
« Ça va être gai ! a grogné Jérémie. Je leur dis de se calmer ? »